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Ira Sachs : « Tous mes films sont des confrontations avec moi-même »

  • Quentin Grosset
  • 2023-06-26

Que ce soit dans « Keep the Lights On » (2012) ou « Love Is Strange » (2014), le cinéaste américain Ira Sachs sait filmer l’amour au long cours, qui tout à coup chavire, se transforme, prend des directions inattendues. Dans le sublime « Passages », présenté à la dernière Berlinale, il suit, à Paris, un couple d’hommes artistes ensemble depuis quinze ans (joué par Franz Rogowski et Ben Whishaw), dont l’un s’éprend d’une femme (Adèle Exarchopoulos). Le cinéaste nous parle des points de bascule, de ces instants fugaces et parfois irréversibles qu’il approche de manière infiniment sensible.

La façon dont le film parle d’amour est assez lumineuse, sensuelle, fluide. D’où vous vient cette inclination ?

Pour moi, la pandémie a été assez dure à gérer émotionnellement. C’était comme la mort. C’est ce que j’ai ressenti. Ce film, ça a été une forme de renaissance. Il m’a permis de sortir de l’obscurité, de l’enfermement. Je me suis senti très libre en le réalisant. C’était comme si je n’avais rien à perdre, que je pouvais le faire comme je voulais.

Comment avez-vous découvert Franz Rogowski, qui irradie dans le rôle de Tomas, ce cinéaste flottant sentimentalement entre son compagnon, Martin, et Agathe, une institutrice ?

Je l’ai vu pour la première fois dans Happy End de Michael Haneke – il est incroyable dans une scène où, dans un karaoké, il danse sur « Chandelier » de Sia. Il y joue le fils d’Isabelle Huppert [Ira Sachs avait fait tourner l’actrice dans Frankie, ndlr] et ils sont tous les deux à leur meilleur. Quand je l’ai vu et que j’ai quitté la salle, j’étais réellement excité. Il avait une présence cinématographique qui m’a semblé unique, puissante, sexy, drôle… nouvelle.

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En quel sens ?

J’ai coécrit le scénario avec Mauricio Zacharias en pensant à Franz. Il aurait pu refuser le film, mais en tout cas j’ai pensé à lui pour imaginer ce personnage. L’expérience de tourner ensemble a débouché sur une véritable relation d’artistes et d’amis. Il est perspicace, tout sauf académique. Il a des observations vraiment étonnantes, et nous n’étions pas toujours d’accord. Sa combativité fait partie de son plaisir d’acteur. Pour moi, le fait de s’engager solidement avec quelqu’un implique des disputes. C’est une preuve de confiance, de liens enracinés.

La masculinité qu’il incarne vous semble-t‑elle porter une forme de modernité ?

Franz porte surtout une masculinité qui m’attire ! L’attraction, c’est très important pour un réalisateur, car son œil devient celui du public. Dans un film important pour moi, L’Innocent de Luchino Visconti, son dernier long métrage [qu’il réalisa en 1976, en chaise roulante à la suite d’une attaque cérébrale, ndlr], on sent que son œil est plein de désir, de convoitise pour l’un des trois acteurs principaux. Et moi j’étais autant attiré par Franz que par Adèle Exarchopoulos et Ben Whishaw. Je les ai désirés.

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Franz Rogowski est à l’origine danseur, et on sent un vrai plaisir chorégraphique dans votre mise en scène. Les séquences où il apparaît le plus sensuel sont les scènes de danse et les séquences de sexe. Vous les avez approchées de la même manière ?

Franz est danseur, mais c’est aussi un acrobate et un casse-cou. Et d’ailleurs, plus que comme un danseur, il se voit comme une sculpture. Son corps est un moyen de transmettre du sens, de l’émotion, de la détermination. J’ai donc souvent pensé à lui comme à une figure dans l’espace. Par exemple, où pouvais-je le placer pour qu’il puisse transmettre tel sentiment ? Ça a été déterminant dans la scène finale, dans le couloir de l’école [dans cette scène, Tomas tente de reconquérir Agathe, ndlr]. Comprendre où serait situé son corps, c’était l’essentiel de nos discussions. Je ne fais pas répéter mes acteurs avant de tourner, en revanche on parle beaucoup de l’action et du mouvement. On chorégraphie la relation des acteurs avec la caméra. Franz est une personne réfléchie, attentive, sensible. Ce n’est pas un bulldozer. Il ressemble à son personnage dans sa volonté de prendre des risques sur le plan émotionnel. Et, comme lui, il est à l’aise avec son corps et la sexualité. 

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Quelles questions vous êtes-vous posées pour figurer l’intensité de l’attirance entre Tomas et Agathe – particulièrement dans cette scène de leur première rencontre ?

J’ai essayé de comprendre comment leur positionnement dans le plan permettrait de communiquer leur désir à l’image. Pour une grande partie de cette scène dans la cuisine, tout repose sur la performance des acteurs, mais aussi sur leur immobilité. Aussi, l’une des choses à laquelle je pensais, c’est qu’en ne lui montrant pas tout vous attirez le spectateur, qui est intrigué. D’une certaine manière, en l’excluant, vous l’invitez à participer.

Que vouliez-vous personnellement explorer à travers les hésitations de Tomas ?

Tous mes films sont des questions, des confrontations avec moi-même. Les actions de Tomas ne sont pas les miennes, mais je comprends ce que ça peut être, d’être guidé par son désir avant tout. À certains égards, la pandémie a été un frein pour ça. J’étais curieux de voir les conséquences dans la vie d’un homme qui pense qu’il peut tout avoir.

On voit surtout vos personnages vivre leurs relations – on voit peu les moments où ils les intellectualisent, tentent de les formuler, de les cadrer. 

Pour moi, le film est comme une série d’entre-deux : je suis des gens qui sont au milieu d’étapes de leur vie. Le cinéma a ce pouvoir de capter l’entre-deux. Dans l’histoire, il n’y a ni commencement ni fin. C’est ce que j’apprécie dans la littérature, le sentiment d’être à l’intérieur d’un paragraphe, d’une phrase. Il y a là toujours la possibilité de l’inattendu.

Dans la première séquence du film, pendant un tournage, Tomas, qui est cinéaste, bouscule l’un de ses acteurs, parce qu’il veut capter chez lui un moment de bascule, de transition. C’est aussi ce que vous vouliez saisir dans votre propre film ?

J’étais curieux de voir comment la vie pouvait changer en un instant, à quel point le désir n’était jamais figé. Votre identité peut soudain se transformer, et cela peut vous amener à rejeter quelqu’un.

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Pour autant, votre mise en scène n’accable jamais le personnage de Tomas – ni d’ailleurs aucun des personnages principaux. Pour tous on ressent une forte empathie, une compréhension.

Je pense que cela vient du fait que le film n’est pas répété. Les acteurs se vivent dans l’instant, sans construction. Je considère qu’il s’agit d’une forme d’improvisation émotionnelle. C’est ce que j’ai voulu avec ce film. J’ai senti qu’on m’avait volé certaines choses ces dernières années, parmi lesquelles le fait de pouvoir être intime avec des acteurs. Mais je me suis aussi senti privé de ce cinéma de l’intime, qui me paraît de plus en plus précieux.

Tomas est réalisateur mais, à part au début, on le voit très peu tourner. Pourquoi ?

Mon producteur, Saïd Ben Saïd, m’a fait remarquer que, chez Éric Rohmer, on voit très peu les gens travailler – on les voit à peine dans leurs bureaux. Vous savez qu’ils ont des emplois, mais ceux-ci ne sont pas au centre de l’histoire. Ici, le héros est en plein tournage, mais c’est pareil, je m’intéresse plus à ses relations en dehors.

Pourtant, si l’on prête attention à leurs discussions, la relation à l’art semble centrale dans la vie de tous vos personnages.

C’est parce que c’est le monde que je connais. Je me sens à l’aise, familier avec le milieu des artistes. Plus que l’art en soi, ce qui m’intéressait avec ce film, c’était comment l’art et la culture sont affaires de pouvoir. En tournant, j’ai beaucoup pensé à ce film de Rainer Werner Fassbinder, Le Droit du plus fort [dans lequel un jeune gay d’un milieu modeste a une relation avec un bourgeois vénal, ndlr]. À la manière dont il intrique masculinité et pouvoir, hiérarchie. Je me posais la question : que deviennent ces deux hommes gay, blancs et riches, lorsque l’un des deux devient intime avec une femme ? Comment ils continuent malgré tout à exercer une forme de domination masculine ?

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Pour vous, le patriarcat a un grand poids dans cette relation ?

Bien sûr. C’est aussi un film sur le pouvoir autour du désir et de la connaissance de soi. Agathe fait elle aussi des choix. Je n’essaye pas de simplifier les relations entre les hommes et les femmes, mais je tente de les analyser. Au même titre que le désir et l’identité ne sont jamais figés, le pouvoir ne l’est pas non plus. C’est d’ailleurs pour ça que le film communique ce sentiment du danger et du possible.

Vous parliez de votre approche intime avec les acteurs. Vous passez beaucoup de temps avec eux avant de tourner ?

Je le fais souvent, mais individuellement. D’abord, pour devenir plus proche. Mais aussi parce que je ne veux pas être au milieu d’une conversation entre deux acteurs. Franz et Ben pourraient vous le dire : la première fois où nous nous sommes rencontrés tous les trois, je les ai quittés au bout de cinq minutes. Je ne voulais pas faire partie de leur relation. Une fois qu’une conversation s’engage entre un cinéaste et plusieurs acteurs, le réalisateur fait partie de leurs discussions. Je n’avais pas envie de ça, comme je n’ai pas envie qu’ils évoquent entre eux ce que je leur dis quand je suis seul avec eux. Je suppose que moins je suis dans leur tête au moment de tourner, mieux c’est.

Si les trois héros sont si sexy et magnétiques, c’est aussi grâce à leur garde-robe, particulièrement stylée. Comment avez-vous pensé cet aspect mode ?

J’ai travaillé avec Khadija Zeggaï, une chef-costumière fantastique. On s’est demandé s’il fallait qu’on privilégie plutôt le réalisme ou si on allait pencher pour un résultat plus cinématographique. On a tranché pour le cinématographique – c’est-à-dire un film avec de la couleur, du glamour, et du sexe. On a voulu accentuer l’irréalité des trois acteurs. On a choisi des vêtements qui pourraient avoir l’air bizarres, mais ces acteurs les ont fait paraître très réalistes. Le look est rehaussé, les corps sont rehaussés, les couleurs sont rehaussées, les formes sont rehaussées.

 

Comme dans votre film Frankie, sorti en 2019, où vous filmiez des Français au Portugal, vous filmez Tomas, qui est allemand, dans un pays où il n’est pas né, la France. Vous-même américain, vous tournez à Paris. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette délocalisation ?

Je vis dans un monde où il y a un mélange d’horizons et de géographies. Mon mari est équatorien, mon scénariste est brésilien, mon producteur est tunisien, mon monteur est français, mes enfants sont bilingues. Et Paris est une ville dans laquelle j’ai passé beaucoup de temps au cours des trente dernières années, j’y ai beaucoup d’amis. Je m’y sens bien, et j’y ai appris à aimer le cinéma. J’ai réalisé un film intitulé Forty Shades of Blue [en 2005, ndlr] dans lequel une femme russe vivait à Memphis. Ce déplacement était alors central dans la vie du personnage. Mais, dans Passages, ça me semble moins important.

Dans le film, la temporalité est brouillée, parfois le temps semble s’arrêter – comme lorsque Agathe chante « Le Temps des cerises » à Tomas. Qu’est-ce qui se joue dans cette scène ?

C’est le point culminant du romantisme dans le film. Cette scène entre eux deux, c’est comme la romance perdue que le reste du film recherche.

Je sais que vous êtes très fan d’Éric Rohmer. Son film Les Nuits de la pleine lune (1984) commence par ce proverbe : « […] qui a deux maisons perd sa raison. » Cette maxime pourrait s’appliquer aussi à Passages, mais vous l’explorez dans une direction moins moraliste, non ?

Je n’ai pas vu ce film ! J’ai encore des films de lui à découvrir. Pour moi, Éric Rohmer et Nestor Almendros [son chef-opérateur sur Ma Nuit chez Maud ou Le Genou de Claire, ndlr] sont des artistes horny [très chauds, ndlr], et c’est une chose à laquelle je m’accroche en vieillissant : je pense que c’est bien. Rohmer aime le corps, il aime la peau. Je pense que ça fait partie du plaisir du cinéma de ressentir le désir derrière la caméra.

Passages d’Ira Sachs, Paname (1 h 31), sortie le 28 juin

Images (c) SBS Distribution

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