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CANNES 2024 · Louise Courvoisier : « Ce comté, il ressemble à mes personnages et à leurs fêlures »
- Léa André-Sarreau
- 2024-05-18
Quelque part entre Ken Loach et le western pastoral, « Vingt Dieux », présenté à Un Certain Regard, raconte les aventures d’un ado jurassien pour fabriquer du comté. Sa jeune réalisatrice, prix de la Cinéfondation cannoise pour son court-métrage, « Mano a mano » en 2019, brigue la Caméra d’or. Et on lui souhaite, tant son premier long respire l’humanise et le sens du décalage.
Comment vous est venue l’idée d’écrire un film dont le personnage principal serait un fromage ?
J’aimais l’idée que mes personnages principaux fassent quelque chose de très concret, ait un projet palpable. Je voulais ancrer l’histoire dans un territoire familier, qui est mon Jura natal – dans cette région, le fromage est omniprésent, car les agriculteurs vivent de l’agriculture laitière du lait à comté. Derrière ce point de départ, il y a le désir de filmer Totone [Clément Favreau, dont c’est le premier rôle, ndlr], un personnage qui essaye de s’en sortir, qui trouve des outils d’émancipation à travers la fabrication de ce comté. L’idée, ce n’était pas que Totone atteigne la perfection, mais qu’il aille au bout de ce fromage. Ce comté, je le trouve d’ailleurs très joli, avec ses cratères. Il ressemble à mes personnages et à leurs fêlures.
CANNES 2024 · « Vingt Dieux » de Louise Courvoisier : le dieu du fromage
Lire la critiqueIl y a presque quelque chose de sensuel dans la manière de filmez les étapes de la fabrication du fromage, comme un rituel sacré.
Avec mon chef-opérateur, Elio Balézeaux, on s’est demandé comment représenter ces fabrications successives, comment évoluer avec elles, rentrer dans cette matière de façon Elio Balézeaux très cinématographique, pour éviter l’effet de reportage. Il fallait saisir les textures sous tous les angles, saisir la pâte qui se forme, la gestuelle technique, les regards.
Certaines séquences, notamment un rodéo de voitures, évoquent le western rural. C’est un genre qui vous parle ?
Comme dans le western, je voulais mettre en valeur des paysages qu’on ne voit pas souvent, des visages qui ont vécu pas mal de choses. J’ai cherché une sensualité, une beauté un peu brute, un déploiement visuel plutôt qu’une une fibre naturaliste.
On sent que vous portez une grande tendresse pour vos acteurs. Comment les avez-vous choisis ?
J’ai tenu à être présente pendant tout le casting, à rencontrer chaque personne. Pour certains, j’ai su que c’était eux sans même leur faire passer de casting. Je pense notamment au père, Damien. Je lui ai parlé cinq minutes, j’ai su que c’était lui. Sa manière de parler, sa gestuelle : il racontait déjà par son physique tout ce que je recherchais pour ce personnage. Avec Totone [Clément Faveau], c’était une évidence. Quand on l’a rencontré, il regardait les tracteurs en même temps il nous répondait. Il engueulait son chien, tout débordait chez lui. Tous les comédiens du film me touchent individuellement. J’ai imaginé comment les coiffer, les habiller, afin de trouver l’endroit qui paraissait juste pour chaque personnage, pour respecter leur identité, filmer leur patine sans maquiller leur nature. Ils ont tous un visage cinégénique, très beau, ce qui a facilité les prises de vue. Grâce aux focales les plus pertinentes, on a donné quelque chose d’organique à l’image.
Comment s’est passé la rencontre entre l’équipe du film et les locaux ?
J’ai ramené une équipe de tournage chez moi, dans ma région, là où j’ai grandi, évolué. C’est un risque. Un tournage, c’est aride, ça peut être très violent. Ça arrive, ça filme et ça repart, ça peut laisser des séquelles. J’avais vraiment besoin qu’on respecte cette bulle qu’est le moment du tournage, malgré les injonctions d’une industrie très dure, car on doit respecter un délai et des budgets. Pour ça, j’ai travaillé avec beaucoup de locaux, des gens de ma famille dans l’équipe [la mère et le frère de Louise Courvoisier ont fait la musique, sa sœur a fait la décoration, et son frère la construction, ndlr]. Ce mélange a fonctionné aussi pour les comédiens non professionnels, qui ont appris à connaître un autre univers. J’ai évolué dans le milieu du cirque - mes frères sont circassiens - et j’ai grandi avec des agriculteurs. Ces milieux m’inspirent, je ressens un besoin de raconter mon regard sur eux, pour apporter quelque chose qui n’existe pas beaucoup dans le cinéma. Aller chercher ce que je connais pour créer de la fiction, ça me stimule.
Vous filmez aussi un monde rural où l’on n’a pas forcément le temps, ni le luxe, d’exprimer ses émotions.
En grandissant dans le milieu rural, j’ai beaucoup observé ce phénomène autour de moi. Cette façon de tout intérioriser. On n’a pas la culture de s’analyser, de parler de ses sentiments, d’aller voir un psy. On se retient. Totone vit quelque chose de très dur, mais il est hyper solide. Une petite contrariété amoureuse peut le faire vriller. C’était une manière de montrer que la fragilité ne ressort pas toujours aux endroits attendus, de ne pas rentrer dans une psychologie un peu pathos, éloignée des acteurs.
Dans une séquence à la fois proche du documentaire et pleine de suspens, vous filmez en temps réel le vêlage d’une vache. Comment s’est déroulée cette prise de vue ?
C’était le grand challenge du tournage ! En écrivant cette scène, je ne me rendais pas compte qu’elle serait aussi difficile. Tout simplement parce qu’un tournage ne peut pas s’adapter à une vache. On a donc décidé d’attendre que la vache vêle naturellement, en concertation avec les agriculteurs, durant la semaine de tournage. En attendant, on a beaucoup répété avec les acteurs. Quand le vêlage a débuté, on s’est mis en mode documentaire avec l’équipe pour filmer cette vache. Tout s’est passé comme si on filmait une scène d’intimité. En sept minutes, elle a vêlé – cette rapidité nous a obligé à aller chercher la scène la plus dure au jeu, la plus intense.
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2023. Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.