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Zar Amir Ebrahimi : « Dans deux ou trois ans, on aura une nouvelle vague de cinéma iranien. »
- Margaux Baralon
- 2024-08-30
[INTERVIEW] L’actrice iranienne a dû fuir son pays en 2008. Installée en France, elle a continué de raconter l’Iran – elle a notamment remporté le Prix d’interprétation à Cannes en 2022 pour son rôle dans « Les Nuits de Mashhad » d’Ali Abbasi. Dans « Tatami », film qu’elle a coréalisé avec l’Israélien Guy Nattiv, elle joue la coach d’une judokate en lutte contre le régime iranien. Elle nous parle du cinéma iranien contemporain, de liberté et d’exil.
Dans quelle mesure Tatami, qui suit une judokate forcée par le régime iranien d’abandonner les Championnats du monde, car elle risque d’y affronter une adversaire israélienne, est-il inspiré d’une histoire vraie ?
Les judokates iraniennes autorisées à participer aux compétitions officielles n’existent que dans le film, car la Fédération internationale de judo interdit de combattre avec un voile [et la République islamique d’Iran interdit à ses athlètes d’apparaître sans voile, ndlr]. Mais le reste est inspiré de plusieurs histoires, dont celle du judoka Saeid Mollaei, qui a eu le même problème [en 2019, aux Championnats du monde, ndlr]. C’est le premier athlète qui a décidé de ne pas obéir [Mollaei, qui avait reçu l’ordre du Comité olympique iranien d’abandonner en demi-finale afin de ne pas se retrouver en finale face à l’Israélien Sagi Muki, s’est bien retiré de la compétition, mais il a ensuite fui l’Iran immédiatement, ndlr].
On pourrait aussi citer la boxeuse Sadaf Khadem, qui vit aujourd’hui en France. Quand je suis arrivée sur le film, j’ai voulu retravailler le scénario et j’ai appelé notamment le coach de Saeid Mollaei, qui entraîne aujourd’hui l’équipe olympique des réfugiés [créée par le Comité international olympique en 2016 pour les Jeux de Rio, ndlr].
« Tatami » de Zar Amir Ebrahimi et Guy Nattiv : corps en lutte
Lire la critiqueDans le film, le judo devient un vecteur d’émancipation. Pourrait-on faire un parallèle avec le cinéma, alors que beaucoup de professionnels iraniens sont empêchés d’exercer et parfois contraints à l’exil ?
C’est intéressant parce que je fais partie de l’académie des Oscars, et nous discutons depuis un an sur le fait que beaucoup d’entre nous n’avons plus de maison et aurions aussi besoin d’une équipe de réfugiés. Ce sont deux métiers qui, parce qu’ils ont beaucoup d’audience publique, ont une influence sur le monde entier. Si un athlète dit quelque chose aux J.O., tout le monde réagit. Pareil avec les cinéastes en festival. C’est très compliqué, et tout le monde ne réagit pas de la même façon sous cette pression. J’ai des collègues en Iran qui préfèrent faire leur travail, raconter leurs histoires, comme des athlètes préfèrent simplement participer. Être là est leur moyen de se battre pour la liberté. Moi, je pense qu’à un moment il faut vraiment passer un message, que ça ne suffit pas de faire simplement son travail, qu’il faut se battre.
Le mouvement Femme, vie, liberté, qui a éclos en 2022 en Iran, a-t-il justement poussé le cinéma iranien vers plus d’engagement politique ?
C’est un milieu un peu conservateur : dès que tu parles contre le pouvoir, tu peux perdre ta carrière et ta vie. Mais, depuis deux ans, cela bouge. Les cinéastes ne peuvent plus rester dans le silence. Beaucoup d’actrices ont enlevé leur hijab et ne peuvent plus travailler, pas mal de cinéastes les soutiennent. En ce moment, je sais qu’il y a beaucoup de films underground qui se tournent en Iran. Il n’y a pas de budget, et ils peinent donc à trouver leur chemin vers les festivals internationaux. Mais j’en ai vu quelques-uns et je pense que, dans deux ou trois ans, nous aurons une nouvelle vague de cinéma iranien.
« Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont donné envie à la nouvelle génération de vivre librement. »
Comment expliquer que le cinéma iranien soit resté aussi prolifique jusqu’ici malgré les mesures de rétorsion du régime ?
C’est une autre échelle. En Iran, tu peux avoir trois, quatre mois pour faire un film, avec de l’argent [dans le cas des films soutenus par le gouvernement iranien, ndlr]. Par contre, tu n’as pas le droit de tout dire. D’ailleurs, tout ce qu’on voit de l’Iran [au cinéma, ndlr], ce n’est que la moitié de la vérité. Même un film comme Leila et ses frères de Saeed Roustayi [sorti en 2022 en France, ndlr], qui a fait polémique en Iran, avec une interdiction de sortie, est un film honnête, mais qui présente en permanence une femme voilée au sein de sa famille. Ce n’est pas comme cela qu’on vit en Iran.
Ce qui est montré, c’est ce que le gouvernement iranien veut montrer. En même temps, il y a aussi aujourd’hui tout un cinéma de diaspora, car beaucoup de réalisateurs, mais aussi de producteurs, de distributeurs, d’acteurs et d’assistants sont partis. Pour moi, un film comme Les Nuits de Mashhad [d’Ali Abbasi, cinéaste danois d’origine iranienne, ndlr], tourné en Jordanie, était un film authentique. On est collés à la réalité, on montre par exemple que les femmes et les hommes font l’amour à la maison. C’était une véritable révolution dans le cinéma iranien.
Saeed Roustaee : « L’Iran vit un effondrement extraordinaire qui abîme complètement les corps, les âmes »
Lire l'entretienVous êtes partie d’Iran en 2008, après la diffusion malveillante d’une vidéo intime qui vous exposait à une condamnation. Qu’est-ce qui a changé depuis au sein de la société iranienne ?
C’est un autre monde. Ma génération était très isolée, car il n’y avait vraiment rien en Iran. J’ai découvert le monde entier à travers le cinéma, alors qu’il était interdit d’avoir des magnétoscopes chez soi. Il y avait des dealers de VHS qui passaient chaque vendredi. Mes parents étaient cinéphiles, donc je regardais des films avec eux. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont permis à une nouvelle génération de voir comment ça se passe ailleurs et leur ont donné envie de vivre librement.
D’ailleurs, dans Tatami, deux générations sont incarnées : celle de Leila, la jeune athlète, et celle de Maryam, sa coach, que vous interprétez, qui essaie d’abord de la convaincre d’obéir…
Quand Guy m’a proposé de jouer dans le film, Maryam n’était pas un personnage aussi important. C’était une coach liée au gouvernement iranien, qui trahissait sa judokate. Je me suis dit qu’il fallait le retravailler, sentir sa complexité. De la même manière que Leila a beaucoup de respect pour sa coach, Maryam est attirée par sa judokate, qui a quelque chose qu’elle n’a pas réussi à avoir. Et c’est ce qui se passe dans la société. L’ancienne génération, un peu fermée et dogmatique, n’a pas eu la chance de trouver une autre vie.
Il faut se souvenir qu’elle a aussi été traumatisée par la révolution de 1979 [qui a vu arriver l’ayatollah Rouhollah Khomeini au pouvoir, l’Iran devenant alors une république islamique, ndlr], puis par la guerre [lorsque l’Irak attaque le pays juste après la révolution, ndlr]. Mais elle a fini par faire naître la nouvelle génération, capable de penser autrement et d’inspirer ses parents.
L’élection en juillet du nouveau président Massoud Pezeshkian, présenté comme un réformiste, laisse-t-elle augurer des changements en Iran ?
Dans ce système, le président n’est qu’une marionnette. Il avance main dans la main avec le gouvernement [inféodé à Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution, le plus haut responsable politique et religieux iranien, ndlr], sinon il n’aurait même pas pu se présenter comme candidat. Donc non, ça ne changera rien.
Dans Tatami, les protagonistes disent qu’elles garderont toujours l’Iran dans leur cœur. Est-ce cela que l’on ressent quand, comme vous, on en est parti ?
Ton origine reste ton origine. Quand je suis arrivée en France, j’ai arrêté de lire en farsi, j’avais besoin d’ouvrir de l’espace pour le français et la culture française. J’ai arrêté de voir mes amis iraniens. Mais, au bout d’un moment, cela m’est revenu. On est tellement soudés : si je veux faire un film iranien à Paris aujourd’hui, j’ai déjà toute mon équipe. Même les enfants de mes amis, nés ici, ont quelque chose d’iranien. La culture, la danse, la bouffe, cette joie de vivre, ça reste. Au début, Guy et moi, on se demandait s’il fallait garder cette scène ou si c’était exagéré, si cela venait expliquer le film. Mais cette scène, c’est comme un manifeste, qui parle pour les réfugiés du monde entier.
Tatami de Zar Amir Ebrahimi, Metropolitan FilmExport (1 h 43), sortie le 4 septembre
Photographie : Romain Guédé pour TROISCOULEURS