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Sean Price Williams : « Mon film est l’étude d’une culture américaine saturée de sports, de divertissements, de dramas »
- Augustin Pietron
- 2024-03-11
Directeur de la photographie pour les frères Safdie (« Mad Love in New York », « Good Time ») ou Alex Ross Perry (« Queen of the Earth », « Her Smell »), l’Américain Sean Price Williams réalise son premier film, « The Sweet East» (en salles le 13 mars). Lilian, une jeune fugueuse interprétée par Talia Ryder, y est baladée dans les tréfonds de la société américaine, pour un résultat incisif et tordant. Entretien.
Vous réalisez votre premier long métrage à 46 ans. Est-ce une lubie ou une envie de longue date ?
J’ai toujours voulu être réalisateur. Quand on est ado et cinéphile, on voit ces photos de Fellini ou Cassavetes qui tiennent eux-mêmes la caméra, on ne sait pas bien à quoi correspond le métier de directeur de la photographie. Il s’invente en fait sur chaque plateau, avec chaque relation de travail – dans mon cas avec les Safdie ou Alex Ross Perry. Passer à la mise en scène m’a permis de mieux cerner leur métier : on doit surtout répondre à plein d’emmerdes très prosaïques ! Et encore, j’étais entouré de gens avec qui j’avais l’habitude de travailler et d’acteurs que j’avais choisis [Talia Ryder, Simon Rex, Jacob Elordi, ndlr…]. Je crois que je reste encore un réalisateur avec des petites roulettes !
Et vous vous occupez vous-même de la photographie, ce qui n’est pas commun…
J’aurais voulu engager quelqu’un, ne serait-ce que pour voir une autre manière de pratiquer mon métier, mais ça ne s’est pas fait. Cela dit, j’étais à l’aise avec cette double casquette, parce que plusieurs réalisateurs que j’admire la portent, notamment les grands documentaristes qui, pour la plupart, gèrent leur caméra. Ça me rappelle le travail d’un réalisateur plus expérimental comme Jésus Franco [réalisateur espagnol extrêmement prolifique de films horrifiques et/ou érotiques à petits budgets, ndlr]. Lui, quand il est chef op et réal sur ses films underground, on le sent libre de tenter des mouvements imparfaits, des trucs que seul un cinéaste oserait.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce scénario dont vous n’êtes pas l’auteur ?
Je ne le signe pas, mais mon ami Nick Pinkerton l’a écrit pour moi. Lui comme moi, on vit une crise de la quarantaine, on est un peu comme les mecs que Lilian [Talia Ryder, ndlr] rencontre dans le film. Je ne voulais pas trop dire à Talia quoi faire, pour ne pas devenir un de ces mecs du film qui veulent la retenir ou profiter d’elle.
Et que dire de ce plan fugace sur Abbot, ce personnage très secondaire qui semble s’adresse au spectateur en lâchant « J’adore le sarcasme. » Est-ce que c’est vous ?
J’ai envie de vous dire oui, forcément, mais en réalité, c’était une impro du comédien, Gibby Haines, le chanteur des Buttholes Surfers, un super groupe des années 1990. Il répétait ça en boucle plutôt que son texte. Sur le plateau, j’ai répondu que c’était n’importe quoi et que ça n’allait en aucun cas figurer au montage final… Regardez le résultat !
« J'ai grandi entouré d'armes et d'idées reçues, dans un milieu où on croyait tout et n'importe quoi »
Votre film est aussi très politique. Vous n’êtes pas tendre avec vos compatriotes américains…
J’aurais aimé qu’il soit reçu avant tout comme une comédie. À Cannes par exemple, je crois que le public l’a pris très aux sérieux. Trop au sérieux. En un sens, oui, c’est une étude de l’inconscient américain tel qu’il est aujourd’hui : notre culture saturée de sports, de divertissements, de dramas, où l’on arrête de penser par nous-mêmes. Mais comme j’ai moi-même grandi entouré d’armes et d’idées reçues, dans un milieu où on croyait tout et n’importe quoi, je préfère en rire. Je n’ai pas la prétention de dire que j’ai signé un film générationnel, mais je me dis que si, par hasard, il attire l’attention de quelqu’un qui s’y reconnaît, il s’interrogera peut-être…
Pourrait-on comparer votre travail à celui d’un Dennis Hopper, très critique de son environnement et très libre dans ses films, comme The Last Movie (1971) par exemple ?
J’aime beaucoup The Last Movie, oui [le tournage chaotique d’un faux western au Pérou, ndlr]. Enfin, c’est un film qui est à la fois génial et génialement nul selon le moment où je le regarde - il a été réédité récemment, mais c’était un peu un mythe il y a encore quelques années. Pour préparer The Sweet East, j’ai montré Out of the Blue [de Denis Hopper, sorti en 1981, ndlr] à Talia Ryder, parce que je crois que c’est un excellent film sur un personnage de jeune fille, une ado qui s’ennuie tant qu’elle décide de devenir adulte et violente.
SCENCE CULTE : « The Last Movie »
Lire l'articleLa vraie différence avec Hopper est matérielle, à mon sens. Pour Easy Rider (1969), bricolé avec environ 400 000 dollars, il faisait du cinéma indépendant, mais pour le compte d’une major, Columbia, qui pouvait pousser le film jusqu’aux salles. Nous, on avait 2,5 millions de dollars de budget : c’était un peu plus que lui, mais on est de vrais indépendants [The Sweat East est notamment coproduit par Alex Ross Perry, réalisateur et ami de Sean Price Williams, ndlr] : même à Paris, on lutte contre Dune [Dune : Deuxième partie, le blockbuster de Denis Villeneuve sorti en France le 28 février dernier, ndlr] dans un milieu ultra compétitif.
On croise aussi bien dans le film des anarchistes, que des néonazis, des artistes branchés, des fondamentalistes. Tous ces groupes politiques semblent être logés à la même enseigne…
Oui, c’est vraiment l’idée. Dans le film, on voit une explosion à la télé et on se demande lequel d’entre eux est responsable. Pour moi, tous en seraient capables et parfaitement incapables à la fois. Ils se prennent au sérieux mais sont à côté de la plaque. Lawrence [Simon Rex, brillant dans un numéro d’universitaire suprémaciste blanc, ndlr] par exemple, il lui manque juste un bon pote pour lui dire qu’il est bidon.
: The Sweat East de Sean Price Williams (1h44, Potemkine Films), sortie le 13 mars