Noé Debré : « Moins il y a de Juifs dans les quartiers, plus il y a de fantasmes. »

Scénariste de films aussi éloignés l’un de l’autre que Dheepan de Jacques Audiard et Problemos d’Eric Judor, créateur de la géniale série Parlement, Noé Debré signe avec Le Dernier des Juifs son premier long métrage. Une comédie très fine, qui avance habilement sur le terrain miné de l’identité en racontant l’histoire de Bellisha (Michael Zindel), jeune Juif confronté au départ de sa communauté en banlieue et à la maladie de sa mère (Agnès Jaoui). On a rencontré le cinéaste pour qu’il nous parle de la genèse de ce film drôle, spirituel, frais – et des ponts très inattendus entre Enrico Macias et Jacques Derrida.


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Vous avez réalisé des courts métrages, mais on vous connaît surtout comme scénariste. Qu’est-ce qui vous a décidé à sauter le pas du long métrage ?

Oui j’ai réalisé trois courts métrages [Le Septième continent, 2018 ; Une fille moderne, 2019 ; On n’est pas des animaux, 2021, ndlr], donc c’est la continuité. Ce qui m’a décidé, c’est le travail avec les comédiens. J’ai toujours écrit pour eux. Le Dernier des Juifs, je l’ai écrit pour Michael [Zindel, qui campe le rôle de Bellisha, ndlr]. J’ai eu l’idée de faire un film sur ce sujet [la disparition de la communauté juive française en banlieue, ndlr], mais, immédiatement, j’ai eu un mouvement de recul. Et après, assez vite, je me suis dit que si c’était avec Michael, ça allait m’emmener à un endroit de comédie et de poésie qui me permettrait de parler de ce qu’il faut, d’embrasser le sujet pleinement sans que ce soit obscène.

Dans une interview accordée à Nice Matin en novembre dernier, Agnès Jaoui avait parlé du fait que certains distributeurs pouvaient avoir « peur » de sortir le film dans le contexte actuel. Vous avez ensuite dit qu’il vous semblait essentiel de le faire. Pourquoi ?

Ça m’a semblé évident. Je ne suis pas directement en contact avec eux, mais les distributeurs m’ont dit qu’il y aurait forcément des exploitants qui seraient réticents, sans que moi je n’arrive vraiment à élucider la nature de cette réticence. Mais qu’est-ce qu’on espère en fait ? On aurait reporté la sortie, mais à quand ?  Quand il n’y aura plus d’antisémitisme, ou la paix au Proche-Orient ? C’est quand même ce qu’on attend depuis un moment malheureusement. Et puis, au contraire, même sur le fond, je pense que le film est d’autant plus pertinent dans ce contexte, voire – c’est un grand mot – utile. Donc je suis paradoxalement serein de le sortir maintenant. J’ai l’impression d’avoir fait un film pertinent, ce qui est plutôt très rare.

Comment interprétez-vous cette réticence que vous évoquez ?

Mon hypothèse généreuse, c’est qu’il y a une fébrilité qui arrime ce sujet. Certains pensent que c’est trop compliqué, qu’on ne sait pas quoi en faire. Ils ne veulent pas être taxés ni de ci, ni de ça. Les gens préfèrent s’en tenir éloignés. Et les exploitants, c’est avant tout des commerçants, donc ils se disent que si ça peut nuire à leur commerce, ils ne préfèrent pas y toucher, ce qui est tout à fait compréhensible. Après, c’est aussi une réticence qui s’est manifestée au moment où les gens n’avaient que le titre, ni l’affiche, ni la bande-annonce. Je suis très content du kit marketing, qui me semble très fidèle au film. Quelque part, j’ai l’impression que ça m’a beaucoup aidé.

Pour en revenir au thème abordé par le film, quand et comment est-ce que ce phénomène de départ des Juifs vivant en banlieue vous est-il apparu ?

Quand j’ai vu un court métrage allemand qui s’appelle Mazel Tov Cocktail [de Arkadij Khaet et Mickey Paatzsch, ndlr], qui était à Clermont Ferrand en même temps qu’un de mes courts. C’est sur un jeune Juif russe en Allemagne, et il y avait cette image d’un type qui parlait du fait d’être Juif au milieu des tours. Je me suis dit : « Tiens, c’est dingue, cette histoire des Juifs en banlieue n’a pas été racontée. » Je ne me suis pas du tout dit qu’il fallait la raconter parce que c’était un acte militant, mais parce que j’ai tendance à penser que, quand le cinéma est en retard sur le réel, c’est qu’il y a un film à faire. Par exemple, sur Dheepan [film de Jacques Audiard, sorti en 2015, sur une famille de Sri-Lankais qui vient s’installer dans une cité sensible en France. Noé Debré a coécrit le scénario avec Audiard et Thomas Bidegain, ndlr], c’est un film sur lequel on s’est dit qu’on était entourés de gens qui vendaient des roses dans la rue et dont on ne sait rien, mais qui en fait viennent d’endroits qui sont d’une violence extrême. Il y avait un retard de représentation.

On retrouve un peu cette idée avec un film comme Goutte d’or de Clément Cogitore (2022), qui donnait une toute nouvelle représentation de ces jeunes arrivés récemment en France tout seuls, et qu’on appelle souvent froidement les « mineurs isolés ».

Tout à fait. On pourrait faire un film sur, je ne sais pas, les prostituées chinoises à Belleville. Je trouve que c’est là en général que les films touchent. Le film qui m’a hyper marqué là-dessus, c’est Rien à foutre [de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, sorti en 2021, qui suit une hôtesse de l’air de compagnie low-cost, incarnée par Adèle Exarchopoulos, ndlr]. On a tous pris des vols low-costs, on a tous vu ces femmes, ce jeune prolétariat. Ce qui est incroyable, c’est qu’ils trouvent la forme pour le raconter. Le film d’auteur, ça sert à ça.

Est-ce qu’il y a des échos entre Le Dernier des Juifs et votre parcours intime, personnel ?

Je vais sûrement surprendre les gens en disant ça, mais très peu. J’ai grandi en province, à Strasbourg [où il est né en 1986, ndlr]. J’ai un petit problème avec le fait que les cinéastes soient renvoyés à ce qu’ils sont, cette idée que chacun doit raconter son histoire, ou l’histoire des siens. Il y a une idée de repli identitaire qui est sous-jacente à ça. Bon, moi je suis Juif, et je fais un film sur les Juifs, mais en réalité ces Juifs que je raconte sont très loin de moi. La première projection publique a eu lieu à Sarcelles, et pour moi c’était la projection qui avait l’enjeu le plus fort [la commune, qui abrite l’une des plus grandes communautés juives de France, a été marquée ces dernières par des émeutes et des conflits liés au conflit israélo-palestinien, ndlr] parce qu’il fallait que les gens en face de moi se disent qu’ils se reconnaissaient. Mais bon, même si les personnages du film sont loin de moi, j’ai des origines sépharades [des Juifs venus d’Afrique du Nord, ndlr] et il y a des choses qui résonnent avec cette identité-là. Mais ça, c’est quelque chose que j’ai découvert en faisant le film.

Le titre du film est une référence à un ouvrage méconnu de Jacques Derrida, intitulé Le Dernier des Juifs, issu de colloques. Le philosophe questionne et explore son propre rapport à la judéité. À quel point ce livre a-t-il influencé l’écriture du scénario ?

On m’a suggéré le titre pendant que je travaillais sur le film et, effectivement, quand je l’ai lu, ça m’a conforté et ça m’a aussi orienté. Il y a un article écrit par Dominique Sopo [président de SOS Racisme, ndlr].  C’était en 2015, quand il y avait eu une vague d’antisémitisme très violente, et que tout le monde parlait de la Nuit de Cristal [un pogrom visant les Juifs allemands organisé par les nazis du 9 au 10 novembre 1938, ndlr]. Il expliquait que dès qu’il y avait de l’antisémitisme, on en venait à parler de la Shoah, mais qu’en réalité eux, les Sépharades qui subissent l’antisémitisme aujourd’hui, ça ne les renvoie pas forcément à ça, mais plutôt à leur départ de leurs pays, notamment l’Algérie. Que c’est cette mémoire traumatique-là qui est aussi réveillée. J’avais ça en tête, comme une musique.

Et un jour, j’ai parlé avec le cinéaste Raphaël Nadjari, avec qui je suis copain, qui m’avait informé qu’il y avait une conférence avec Enrico Macias au MAHJ [Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, ndlr]. Il m’avait dit : « Va écouter Enrico, et tu comprendras des choses sur ton film. » Effectivement, Enrico parlait du départ d’Algérie, de Constantine. Et ensuite, Derrida, ça a résonné. J’ai compris quelque chose sur le ressenti, sur le fait d’avoir dû partir, et puis aussi sur le rapport avec la communauté arabe ou musulmane. Sur cette mémoire-là, cette crispation, et en même temps ce sentiment de proximité. Ça, c’est quelque chose que je trouve très émouvant.

Vers la fin du film, il y a cette image de concert, où l’on voit Enrico Macias chanter son titre nostalgique et mélancolique « J’ai quitté mon pays ». À leur arrivée en France, beaucoup de juifs sépharades l’écoutaient. Qu’est-ce que la musique et le parcours d’Enrico Macias racontent de cette histoire-là selon vous ?

L’histoire d’Enrico Macias est dingue. C’est le gendre d’un des plus grands chanteurs de la musique arabo-andalouse en Algérie, le Cheikh Raymond. Et Enrico était guitariste dans le groupe. Tonton Raymond a été assassiné à Constantine en 1961 [le crime n’a jamais été élucidé, ndlr]. Enrico arrive en France avec ce groupe [il fuit l’Algérie avec sa famille en 1961, ndlr], ils font de la musique, et ça ne marche pas du tout, parce que les Français, ça ne les intéresse pas. Il se dit qu’il va faire de la chanson, son père ne supporte pas, ils se disputent. Pendant un an, ils ne vont pas se parler. Sauf qu’en fait, Enrico a tout de suite du succès, particulièrement avec les pieds-noirs [les Français d’origine européenne qui se sont installés en Afrique du Nord jusqu’à l’indépendance, ndlr], qui commencent à chanter ses chansons sur le déracinement. Quand Enrico commence à chanter « Les Gens du Nord » [1968, ndlr], il commence à avoir du succès avec tout le monde, avec les métropolitains. Les pieds-noirs se sentent trahis. Mais ce qui est hyper beau, c’est qu’en fin de carrière il commence à chanter en arabe. Là, pareil, il commence à toucher un nouveau public, beaucoup de jeunes issus de l’immigration maghrébine, qui sont curieux de leurs propres racines.

On se rend compte que les frontières sont hyper poreuses, et Enrico incarne ça. C’est quelqu’un qui m’émeut beaucoup, aussi avec ses dérives, notamment ce concert qu’il a fait pour Sarkozy [en soutien au candidat de droite et futur président, pendant la campagne présidentielle de 2007, ndlr]… Je trouve ça bien aussi de se le cogner, de ne pas l’éviter. Mais, par ailleurs, Enrico est un grand musicien. Je l’ai beaucoup écouté en écrivant. « Enfants de tous pays », ça raconte des choses. Pendant un moment, d’ailleurs, je pensais que le film allait s’ouvrir sur cette chanson, mais j’avais peur que ça ait l’air ironique. « J’ai quitté mon pays », c’était très logique que ça arrive à la fin. Et j’aimais bien aussi cette image de concert, je l’ai volée à une télé turque.

Dans son livre, Derrida problématise le sens du « vivre ensemble ». Comment avez-vous réfléchi à l’espace du HLM, de la banlieue, très chargé par la symbolique politique de ce « vivre ensemble » ?

La question s’est posée pendant les repérages. De quelle cité on parle ? Je voulais un endroit – parce que c’est aussi ce que les gens m’ont dit – qui soit difficile à quitter. Je voulais sortir du lieu commun du grand ensemble sinistre, qui est une réalité, je ne dis pas, mais pas celle que je cherchais. On a visité des grands ensembles à Créteil qui étaient souvent assez déserts. Quand on met un personnage qui marche au milieu de ça, il y a cette forêt de fenêtres et il y a quelque chose d’anonyme et d’oppressant. Au contraire, ce que je cherchais, c’était un village, un truc familier, un endroit où il fait bon vivre. Et à Noisy-le-Sec, là on a tourné, il y avait vraiment ça : il y avait un marché, visible depuis le balcon de l’appartement, cette idée que ce soit vraiment populaire, organique. Que sur cette dalle, il se passe plein de choses. On n’a pas non plus triché sur le fait que ce soit un endroit vraiment populaire, on n’a pas déguisé un endroit « classe-moyenne » en cité.  J’ai voulu avoir une approche un peu néoréaliste. Comme quand on filme les extérieurs, il n’y a jamais une rue bloquée. Tout est toujours en téléobjectif parce qu’on veut voir comment Bellisha agit dans ce monde. On sent que le film est plongé dans le réel.

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Le rapport de Bellisha aux jeunes ados du quartier est complexe, vous faites dire à ces derniers des choses très cruelles, mais dans un enrobage drôle, léger. Comment arrive-t-on à faire rire d’un sujet aussi sensible que celui des tensions communautaires ?

C’était une question qui m’intéressait. Les jeunes en bas de l’immeuble, c’est quand même un grand cliché qu’on m’avait pas mal décrit. Mais j’aimais bien l’idée qu’ils soient très enfantins, et que Bellisha soit un personnage, une figure du quartier, reconnaissable avec son chariot. Ça, c’est aussi un truc de village. Sur les dialogues, c’est ce qu’on m’a raconté, je n’ai rien inventé, c’était une règle que je m’étais fixée. Donc j’étais assez à l’aise, assez sûr de moi là-dessus. Au final, les jeunes disent des choses gênantes, mais ils n’ont pas le mauvais rôle. Smaïn Laacher [juge assesseur, sociologue et chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux, il est notamment l’auteur de La France et ses démons identitaires, publié en 2021 aux éditions Hermann, ndlr] parle très bien de ce qu’il se passe dans le langage, comment les mots se traduisent. Il explique qu’un langage peut traduire des biais de racisme, d’antisémitisme, et que c’est très dur de s’en débarrasser.  Ce qui amène le personnage du jeune qui va voir Bellisha à la limite de son raisonnement, c’est la présence physique [dans une scène, un des jeunes du quartier se réfugie chez Bellisha lors d’une descente de police. Il lui dit qu’en général, il n’aime pas les Juifs, mais que lui est une exception, ndlr]. Moins il y a de Juifs dans ces quartiers, plus il y a de fantasmes. Et les réseaux sociaux sont une machine à créer de la paranoïa et de la haine. C’est une modalité de communication qui est toxique, je pense qu’il faut s’en débarrasser.

Bellisha a un côté bédéesque, mais vous explorez aussi sa vie sexuelle, à travers la relation qu’il entretient avec Mira, incarnée par la géniale Eva Huault. On pense d’ailleurs pas mal aux BD de Riad Sattouf, qui n’éludent pas cette question.

Bien sûr, la référence à Sattouf était là tout de suite, quand j’ai vu pour la première fois Michael. Je connais un tout petit peu Riad Sattouf, j’avais envie de l’appeler et de lui dire que j’avais trouvé la matrice ! Sur la sexualisation du personnage, je ne voulais pas en faire un personnage mignon. Il n’y a rien qui m’horripile plus que ça, ce côté « petit garçon ». C’était important pour moi qu’il soit libidineux. On retrouve aussi cet aspect-là dans la littérature qui met en scène l’archétype avec lequel je joue, celui du Juif vagabond. Je trouve que c’est important et que ça le rend plus sympathique. Et puis ce que j’ai essayé de faire, avec le personnage d’Eva Huault [qui incarne une jeune femme musulmane mariée et l’amante de Bellisha dans le film, ndlr], c’est amener l’idée que la transgression elle soit dans l’amour, pas dans la haine. C’est un personnage qui a été extrêmement difficile à caster. J’imaginais d’abord une femme plus âgée, et puis j’ai vu Eva dans le court métrage Le Roi David [de Lila Pinell, 2022], je l’ai trouvée tellement géniale que j’ai réécrit le personnage pour elle. Elle a un érotisme hyper fellinien. Mais c’est marrant parce que je posais la question aux gens qui lisaient mon scénario : « Mais alors, est-ce qu’un Juif peut sortir avec une arabe ? » Et les gens me disaient : « Mais, en fait, les gens ne sortent pas ensemble. » C’est très bien raconté dans un court métrage d’Alice Diop, Vers la tendresse. Elle arrive bien à rendre cette réalité triste.

Il y a une fantaisie dans les objets, les décors du film : la kippa-pastèque, le vocoder, cet appartement un peu kitsch et à l’ancienne… Comment ces idées vont sont-elles venues en tête ?

Il y a beaucoup d’idées qui viennent de Michael. La kippa, c’est la sienne, lui qui fait du vocoder, c’est aussi parce qu’il fait du rap. Tout ça, c’est aussi une manière de rattraper la banlieue. C’est un personnage qui vient de là, donc c’est normal qu’il fasse du rap. Sur le décor en lui-même de l’appartement, ça a été une grande réflexion. J’ai vu une expo au MAHJ du photographe Patrick Zachmann. Parmi ses photos, il y en avait certaines où il montrait des appartements de Juifs en 1960. Ce qui m’a frappé, c’est que c’était du mobilier français avec des faux fauteuils XVIIIe, des tapisseries… J’ai trouvé ça hyper émouvant, cette aspiration à la France, et en plus à la France de Condorcet. Il y a quelque chose de complètement étrange.

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Bellisha m’a fait penser à Samy, le héros de votre série Parlement, incarné par Xavier Lacaille, dans sa manière de porter une masculinité gauche, candide, qui se complexifie au fil du récit. Qu’est-ce qui vous intéresse chez ce type de personnage ?

Il y a un truc que font systématiquement les scénaristes, et je m’inclus dedans, c’est de rendre le personnage point de vue faible, sans caractéristique. J’essaie d’aller contre ça en tentant d’élaborer des personnages qui ont des traits forts, qui sont super maladroits, qui ont l’air cons ou méchants. J’aime bien qu’ils aient une personnalité. C’est pour ça que j’écris souvent pour des comédiens, parce qu’ils amènent leur clown. J’essaie vraiment de contourner ça. Je pars d’un trait un peu épais qui progressivement s’affine. Et j’ai aussi besoin d’être fasciné par un acteur ou une actrice. C’est quelque chose que j’ai appris avec Jacques Audiard, en le regardant faire le casting de Dheepan. C’était fascinant parce qu’il n’y avait que des personnes qui ne savaient pas jouer. Je ne comprenais pas pourquoi il se focalisait sur un tel ou une telle, et à un moment j’ai compris que c’était purement du plaisir.

Qu’est-ce qui vous fascine chez une actrice comme Agnès Jaoui, qui joue la mère de Bellisha, avec lequel il entretient une relation fusionnelle, sur laquelle plane une tragédie qui est celle de la maladie de cette dernière ?

Agnès a, je crois, très peu joué des femmes juives. Je ne veux pas parler à sa place, mais je crois qu’il y avait une réticence à la base, que d’ailleurs je partage. Quand je lui ai proposé le rôle, je lui ai dit que je n’avais aucune envie de faire un film sur une Juive, que j’étais désolé de lui en proposer. On parlait la même langue. Ensuite, ce que j’aime beaucoup avec elle, c’est qu’elle est drôle, elle a un rythme et elle est intelligente. Et j’ai un sentiment sur les mères juives, c’est que souvent, ce sont des fausses naïves. Elles performent. Elles savent qu’elles en font un peu trop, mais elles te le donnent quand même et elles jouent avec les clichés. Il y a une ironie constante dans celles que j’observe. Et ça, Agnès peut complètement le véhiculer.

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Les comédies françaises qui parlent des rapports entre communautés y vont souvent avec de gros sabots. Quels pas de côté avez-vous fait par rapport à ça ?

Ce n’était pas des références. J’ai plutôt réfléchi à des références auxquelles j’aspire, dont beaucoup sont américaines. Notamment les frères Safdie, parce que mine de rien esthétiquement, ils sont là. Woody Allen aussi. Et puis le cinéma italien. Mais pour revenir aux comédies françaises, il y quand même quelque chose avec la représentation des Sépharades. Je ne dis pas ça par rapport à La Vérité si je mens ! [série de comédies qui raconte les aventures d’un non-juif converti avec ses amis sépharades, dans le milieu du commerce textile, ndlr], avec lequel j’ai plutôt de la sympathie –  pour le premier volet en tout cas. Le fait que ça ait fait des millions d’entrées me donne même un peu d’espoir. Mais c’est marrant, parce qu’à un moment, j’avais filé un traitement [document de travail d’un scénariste, qui explique le concept d’un scénario, résume l’histoire et présente les personnages, ndlr] à un copain qui m’a dit qu’il manquait « l’emphase sépharade ». C’est comme ça que j’ai écrit la voix-off [dans le film, une voix-off accompagne le personnage de Bellisha, et le présente, avec une touche d’ironie, comme le nouveau Messie, ndlr], qui est comme un pastiche d’Albert Cohen, qui lui-même fait du pastiche de Proust, avec une emphase biblique. J’ai voulu que ça résonne avec quelque chose qui est de l’ordre du langage sépharade, mais dans ce qu’il a de plus élevé et noble.

Vous pensez qu’il y a une forme d’autodépréciation culturelle des Sépharades, par rapport aux Ashkénazes, qui sont des Juifs venus du Nord de l’Europe ?

Oui. J’ai l’impression que les Sépharades se connaissent mal. Et c’est un peu triste. Si on pense aux Sépharades, on pense à Cyril Hanouna, pas à Derrida.

Dans la comédie, comme scénariste ou réalisateur, vous explorez souvent des zones d’inconfort, les travers de la modernité. Vous vous sentez particulièrement attiré par la satire sociale ?

Oui, bien sûr, mais pas exclusivement. Je n’ai pas un grand plaisir à transgresser. Après, je pense que la comédie est quand même souvent là, sur cette brèche qui sépare ce qu’on est autorisé à dire ou ce qu’on n’est pas autorisé à dire. Surtout aujourd’hui, où les mots ont tellement d’importance. Mais, encore une fois, c’est une question de réel et de représentation. L’histoire de Problemos [comédie grinçante sortie en 2017, réalisée par Eric Judor et coécrite par Blanche Gardin et Noé Debré, sur la rencontre entre le monde des bobos parisiens et celui des néohippies zadistes, ndlr], elle est symptomatique. À la base, le producteur m’avait proposé d’écrire un film sur les sectes. J’ai proposé à Blanche [avec laquelle il a aussi collaboré sur le scénario de la série de cette dernière, La Meilleure version de moi-même, ndlr] de l’écrire avec moi. On a fait des réunions, mais on ne trouvait rien, parce qu’en fait, les sectes, c’est horrible, c’est glauque. Et donc on voulait trouver quelque chose qui soit de notre époque et qui soit en même temps une quête d’alternative. Et on s’est dit : « Tiens, ça, ça n’a pas été raconté ». C’est pareil pour Parlement, même si c’est un autre registre : c’est l’idée de raconter les institutions européennes parce qu’on ne l’a jamais fait. Ce qui me passionne, c’est d’aller chercher cet endroit où le monde et sa représentation sont décalés.

Images du film : ©Simon Birman