Et de deux. Après Le Ruban blanc, Palme d’or en 2009, Michael Haneke raflait à nouveau en mai dernier la récompense suprême au Festival de Cannes. Amour est sans doute le film le plus tendre du cinéaste autrichien, habitué à sonder les recoins sombres de la nature humaine : suicide collectif dans Le Septième Continent, violence gratuite dans Funny Games, impossibilité à communiquer dans Code inconnu, sadomasochisme dans La Pianiste, culpabilité et harcèlement dans Caché… Pourtant, derrière son titre rassurant, la maîtrise de son classicisme formel et l’âge avancé de ses interprètes, Amour cache une violence sourde. Georges (Jean-Louis Trintignant) voit son quotidien basculer lorsque son épouse Anne (Emmanuelle Riva) subit une série d’attaques cérébrales. Porté par le lien profond qui les unit, Georges affrontera le délitement physique et intellectuel d’Anne, jusqu’au bout. Sourire franc, regard attentif, débit rapide et tournures concises, Michael Haneke a répondu à nos questions dans un français parfait, à peine trahi par les sonorités traînantes de son accent germanique.
Quel a été le point de départ du film ?
J’ai été forcé de voir la souffrance de quelqu’un que j’aime, et ça m’a beaucoup marqué, mais je ne veux pas en parler. Ça a été le déclencheur, mais c’est une histoire qui n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le film. Si on veut réduire le film à une phrase, ce serait : comment réagir face à la souffrance de quelqu’un qu’on aime ? J’aurais pu faire un film sur un couple de quarante ans avec un enfant qui meurt d’un cancer, mais ça aurait été un cas extraordinaire alors que je voulais montrer quelque chose de général : malheureusement, l’âge nous touche tous un jour.
Votre désir de travailler avec Jean-Louis Trintignant a-t-il été une des impulsions du film, et une des raisons pour lesquelles vous avez tourné en France ?
Oui, j’ai écrit le scénario pour lui, et je n’aurais pas fait le film sans lui. Naturellement c’était une raison pour tourner en France, mais cette histoire peut se jouer n’importe où, en Autriche, en Amérique…
Vous avez l’habitude de faire passer des essais à tous les acteurs…
Je n’ai pas fait passer d’essais à Jean-Louis ni à Isabelle Huppert (qui joue la fille d’Anne et Georges, ndlr) parce que j’ai déjà fait trois films avec elle. Mais pour le rôle d’Anne on a fait un casting. J’avais en tête Emmanuelle Riva que je connaissais depuis Hiroshima mon amour, et quand elle a fait ses essais c’était clair qu’elle serait parfaite. Pour le rôle du pianiste et ancien élève d’Anne, on a fait un casting avec des acteurs professionnels et des pianistes de métier, et j’ai été très impressionné par Alexandre Tharaud, une bonne surprise puisqu’un pianiste n’est pas censé savoir jouer la comédie. On voit vite que c’est un homme spirituel, pas quelqu’un qui prétend être un artiste.
Demander à un vrai musicien de jouer le rôle permet-il davantage de réalisme ?
Il y a de très grands acteurs qui arrivent à être crédibles dans des rôles d’artistes. Mais en général on voit vite qu’ils jouent. Très souvent, dans les films où un personnage est chimiste ou physicien, on voit un acteur jouer un rôle, on voit immédiatement qu’il ne comprend rien à ce qu’il dit, même si c’est un très bon acteur, parce qu’il a une autre façon de penser, de s’exprimer.
Anne est une ancienne professeure de piano. Comme souvent dans vos films, vous choisissez ici des artistes pour personnages …
Parce que c’est le milieu que je connais le mieux. Je ne pourrais pas faire un film sur des travailleurs au Havre, sur un bateau. Ou alors, comme pour Code inconnu, il m’aurait fallu faire des recherches pendant trois mois.
Est-ce pour la même raison que vous vous intéressez généralement à des milieux bourgeois ?
Premièrement, mes spectateurs sont en général issus de ce milieu bourgeois, alors l’identification est plus facile pour eux. Ensuite, c’est l’univers que je connais le mieux. Et aussi, dans ce film par exemple, je voulais à tout prix éviter toute forme de misérabilisme. Si cette histoire se déroulait dans une famille très pauvre, ce serait mille fois pire parce que la femme ne resterait pas chez elle mais serait placée dans un hospice, et les spectateurs se diraient : « bon, moi heureusement je n’ai pas ce problème parce que j’ai plus d’argent que ces pauvres gens. Ça ne me concerne pas. » Je voulais que tout le monde se sente concerné. Vous pouvez être milliardaire, ça ne va pas résoudre le problème.
Est-ce le sens du plan d’ouverture du film, où Anne et Georges sont filmés en plan large parmi la foule des spectateurs qui assistent à un récital de piano ?
Oui, ça pourrait être n’importe qui d’autre parmi les gens autour. Par ailleurs ce public, c’est le vrai public des abonnés du théâtre des Champs Elysées, qui venait voir Alexandre Tharaud jouer.
Quand ils rentrent chez eux après le récital, leur serrure a été forcée. Était-ce pour vous une manière d’annoncer l’attaque cérébrale qui frappe Anne le lendemain ?
Comme vous voulez.
Vous n’aimez pas donner des interprétations de vos films… Vous préférez laisser faire l’imagination du spectateur ?
Oui je pense que c’est essentiel, un film ne doit pas finir sur l’écran mais dans la tête ou le cœur du spectateur. Pour ça vous devez lui donner une chance de s’intégrer. La façon la plus efficace, c’est de construire les histoires d’une manière qui ne réponde pas à toutes les questions, mais qui les pose d’une façon assez urgente pour qu’il se sente forcé de réfléchir.
De la même manière, ce qui stimule beaucoup l’imagination du spectateur dans vos films, c’est le hors champ. Une séquence d’Amour montre bien l’utilisation que vous en faites : premier signe de défaillance, Anne se fige dans la cuisine, comme absente. Georges allume le robinet pour mouiller la nuque de sa femme, qui reste impassible. On sort avec lui de la cuisine, l’eau coule toujours en son off. Puis le son s’arrête : on imagine qu’elle s’est levée pour couper l’eau, donc qu’elle s’est « réveillée »…
J’ai longtemps réfléchi pour trouver ça ! En général, le hors champ est plus efficace que l’image. Parce que ça provoque le fantasme, et une image sera toujours moins forte que le fantasme. C’est une banalité! Dans n’importe quel film d’horreur, c’est beaucoup plus inquiétant d’entendre le bruit dans l’escalier derrière la porte que de voir la porte s’ouvrir et le monstre entrer.
Le suicide est un sujet récurrent dans votre filmographie, ici traité différemment, sous l’angle de l’euthanasie…
Ce n’est pas une volonté de traiter ce thème-là, il est apparu en créant l’histoire, pas parce que je voulais faire une contribution au thème du suicide…
Donc vous ne donnez pas votre point de vue sur l’euthanasie dans le film ?
Non. Je ne donne pas d’opinion, je raconte une histoire, et c’est au spectateur de trouver sa propre opinion. On peut interpréter l’acte de Georges de différentes manières.
Amour est-il votre film dans lequel la tendresse, la douceur sont les plus revendiquées ?
Oui, un film qui s’appelle Amour est forcément plus tendre qu’un film comme Funny Games, qui a un autre but. J’essaie toujours de trouver la forme maximale pour chaque sujet.
L’appartement du film a été construit en studio. Quelles contraintes vous étiez-vous fixées pour définir sa structure ?
Ça n’aurait pas été possible de tourner dans un vrai appartement où on aurait été dépendants de la lumière, du bruit de la rue, on aurait perdu beaucoup de temps. Par ailleurs quand j’ai commencé à écrire le scénario je me suis dit que ce serait mieux d’avoir un lieu précis en tête pour m’aider à imaginer. Donc j’ai pris le plan de l’appartement de mes parents, à Vienne. L’histoire de mes parents n’a rien à voir avec cette histoire, mais ça m’a aidé pour trouver des idées de mise en scène, par exemple ce truc avec le robinet, qui m’est venu parce que la chambre est tellement loin de la cuisine. Jean-Vincent Puzos (le chef décorateur, ndlr) a fait un travail extraordinaire pour recréer l’intérieur de l’appartement, et ma femme a beaucoup travaillé sur le set design. Je suis très, très content du résultat.
Pourquoi avoir choisi le principe du huis clos ?
Premièrement, quand vous êtes malade ou vieux, la vie se réduit à vos quatre murs. C’est aussi simple que ça. D’un autre côté, je voulais trouver une forme adéquate au thème grave du film, c’est-à-dire une forme assez rigide, classique, simple. C’est plus difficile d’écrire un scénario avec deux personnes dans un décor unique qu’avec vingt personnes dans vingt lieux différents, mais ça fait plaisir aussi, car c’est du travail.
Comment avez-vous évité de tomber dans le pathos, risque facile compte tenu de la vulnérabilité des personnages, âgés et physiquement affaiblis ?
Les thèmes traités par le film s’exposaient à deux grands dangers. D’abord la sentimentalité, qui détruit tout immédiatement pour un résultat kitch. Ensuite le misérabilisme, le fait d’appuyer sur toutes ces choses affreuses. C’est une autre forme de kitsch, pire même, parce que c’est un peu obscène. J’étais très clair sur ces points-là dès le début, et je pense qu’on a bien évité ces deux dangers, notamment grâce aux acteurs formidables.
Quel rôle joue la série de plans fixes sur des tableaux de paysages, juste après que Georges ait giflé Anne ?
Dans le film, il y a à deux reprises des fermate (en solfège, suspension passagère du tempo pour prolonger l’effet et la durée de la note précédente, également appelée point d’orgue, ndlr). D’abord après l’attaque cérébrale d’Anne, où l’on voit des plans larges de l’appartement vide, et puis après la gifle, où l’on voit les tableaux. Après ces scènes très dures, on ne peut pas continuer, on doit avoir le temps de respirer. Les tableaux sont ceux qui décorent l’appartement, ils sont aussi les seules fenêtres vers le dehors.
Pour vous, le cinéma est plus proche de la musique que de la littérature ou du théâtre ?
Oui. La structure d’un film doit toujours être une structure musicale. Le rythme fait la qualité d’un film. Vous pouvez avoir un scénario, des acteurs formidables, si vous n’avez pas le sens du rythme le film ne fonctionnera pas. Le cinéma est l’art le plus proche de la musique.
Vous avez tourné en numérique…
Oui, malheureusement ! Polanski a été beaucoup plus malin. On a commencé à tourner le même jour (Polanski tournait Carnage, ndlr), et il a aussi fait des essais avec la caméra Alexa RAW, mais il a renoncé. Ça a été une catastrophe, ça m’a couté beaucoup, beaucoup de temps en postproduction.
Vous retournerez donc à la pellicule pour vos prochains films ?
Oui, mais c’est facile à dire parce que dans quelques années on ne tournera plus en 35mm. Je n’ai rien contre le numérique, mais le problème c’est qu’ils développent tout le temps de nouvelles technologies, et en vérité personne ne sait travailler avec, c’est toujours une expédition dans un nouveau terrain où on se trouve confronté à des problèmes que personne ne sait résoudre. Je n’aime pas ça, je veux me concentrer sur les acteurs et pas sur cette merde technique.
La chambre à coucher est toujours un lieu clé dans vos films…
Ah ? Je n’ai pas remarqué mais c’est possible. La chambre à coucher c’est toujours une pièce très importante (il rit, ndlr)mais je ne me suis pas rendu compte que ça avait une certaine place dans mon œuvre. On m’a déjà dit ça sur les cuisines, mais c’est simplement parce que ce sont les pièces où la vie se déroule.
L’eau est aussi un élément très présent dans vos films, par exemple dans la scène du rêve de Georges…
Oui mais ça dépend de la situation, je ne suis pas obsédé par l’eau. Au contraire j’en ai toujours un peu peur, parce que c’est très connoté avec les films d’Andreï Tarkovski, que j’adore. J’ai toujours peur qu’on dise : « bon, parce qu’il aime Tarkovski maintenant l’eau coule chez lui ». On a longtemps réfléchi sur le rêve, c’était la seule scène qui n’était pas claire quand on a fabriqué le décor. C’est difficile de créer une situation qui commence de façon complètement réaliste et qui vous emmène vers le rêve.
Pouvez-vous parler de votre prochain projet ?
Non. J’ai une idée mais j’ai trop souvent annoncé des choses et j’ai été obligé de me corriger ensuite, donc je ne dis plus rien. Alors laissons-nous surprendre.