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Léa Seydoux : « La vitalité des actrices me fascine »

  • Timé Zoppé
  • 2024-05-02

Elle a cette manière de se fondre dans les rôles les plus complexes sans jamais les figer. En novembre 2010, on consacrait la couverture de TROISCOULEURS à Léa Seydoux, révélation fracassante de « La Belle Personne  » de Christophe Honoré. Quatorze ans plus tard, ses choix l’ont menée au statut de star internationale, entre films d’auteur (Rebecca Zlotowski, Arnaud Desplechin, Bertrand Bonello, Bruno Dumont, Mia Hansen-Løve) et blockbusters hollywoodiens. On rêvait de lui ouvrir à nouveau nos pages. L’occasion s’est présentée à quelques jours du Festival de Cannes, où son nouveau film, « Le Deuxième Acte » de Quentin Dupieux, est présenté en ouverture le 14 mai. On l’a retrouvée dans un café du XIVe arrondissement parisien pour cet entretien sensible et lucide sur son statut d’actrice et sur les bouleversements du cinéma, dans
un soutien sans faille à ses pairs.

Vous avez quatre sœurs et avez été élevées ensemble par votre mère, Valérie Schlumberger. Pensez-vous que cet environnement féminin vous ait donné le sens de la sororité ?

J’ai en effet été élevée dans un univers plutôt féminin, avec des personnalités assez fortes. Ma mère, ma grand-mère, mes sœurs… J’ai toujours beaucoup aimé les femmes. Encore aujourd’hui j’ai beaucoup d’amies femmes. Ce sont également des modèles, et certaines sont devenues ma famille, elles m’aident à vivre. C’est l’idée de la famille choisie, de grandir avec ses amies. J’en ai gardé de l’école primaire, par exemple. En amitié, je suis très fidèle.

À quoi rêviez-vous, enfant ?

Je rêvais beaucoup, j’avais un monde intérieur très développé. Je rêvais déjà à ma vie d’adulte, à ma future liberté. En fait, je rêvais de pouvoir gérer ma vie. Je me souviens de mon premier studio. J’étais assez jeune, c’était avant ma majorité. J’avais adoré m’acheter des couverts, des casseroles… J’avais hâte de me défaire de l’autorité parentale. Au fond, je rêvais d’avoir une vie qui me ressemble.

Belle épine de Rebecca Zlotowski (2010) © Pyramide

Quelles actrices admiriez-vous ?

Aucune en particulier, d’autant plus que le désir d’être actrice est venu assez tard. Et à partir de ce moment-là s’est ajoutée une volonté d’exister par moi-même. C’est important, la volonté, pour réaliser ses rêves, même s’il y a une part de hasard. C’est assez étrange. J’ai eu envie d’être actrice au moment où je me suis rendu compte que j’aspirais à cette liberté. Quand tu es acteur, tu es « ton propre maître », même si on dit beaucoup qu’on dépend du désir des metteurs en scène. En fait, on est sa propre entreprise, en quelque sorte.

Et, depuis que vous en avez fait votre métier, quelles actrices vous marquent ?

Je dirais que je suis marquée avant tout par la femme derrière l’actrice. Certaines actrices sont devenues des amies. Je les admire beaucoup, comme Catherine Deneuve et toutes celles qui réussissent à construire leur propre chemin. Ce qui me fascine, chez les actrices, c’est le fait que ce sont souvent des personnalités, des gens qui ont un instinct de survie assez développé et une grande vitalité. La vitalité des gens créatifs en général. Elles ont toutes leur façon de jouer. Leur musicalité, leur rythme. Elles arrivent à imposer leur charme. Chaque acteur a son style, comme les écrivains et les peintres… Ce n’est pas forcément évident de l’imposer. Raphaël Quenard, par exemple, il a réussi à imposer sa propre singularité.

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À ce sujet, quel souvenir gardez-vous de votre premier tournage, sur le long métrage Mes copines de Sylvie Ayme, sorti en 2006 ?

J’avais l’impression de ne pas du tout correspondre, de mal faire. D’être un peu une mauvaise élève. J’ai compris plus tard qu’il ne faut pas essayer de bien faire. Il n’y a pas « bien faire » et « mal faire », ça n’existe pas. Chacun a son parcours, son style, sa prosodie, son timbre, son corps, son visage.

Christophe Honoré (La Belle Personne, 2008) et Rebecca Zlotowski (Belle Épine, 2010) semblent avoir été des rencontres déterminantes dans votre début de carrière. Qu’est-ce que ces expériences avec ces cinéastes vous ont apporté ?

Ça a été important pour moi, car, au-delà de « faire un film », c’était apprendre à vivre, se frotter au monde… une sorte d’expérience existentielle.

En 2017, au début du mouvement MeToo, vous avez déclaré dans les pages du journal anglais The Guardian que Harvey Weinstein avait tenté de vous embrasser dans une chambre du Plaza Athénée, vers 2012. Comment vous positionnez-vous par rapport à MeToo ?

Ces comportements, c’était quelque chose d’accepté par la profession. On a toujours dit : « Le créateur a sa muse, donc il a tous les droits. » Et ce sous prétexte qu’il est l’artiste, le metteur en scène. Moi-même, je pense que je ne m’en rendais pas compte. On était en quelque sorte des proies, face à des prédateurs. Et, en tant qu’actrice, il faut naviguer comme on peut. Cela peut être éreintant. Personnellement, j’ai réussi à me protéger, mais ça n’empêche pas que c’était malgré tout douloureux. Je fais déjà partie de la génération d’avant, et c’est vrai que nous vivons maintenant un changement.

La Belle Personne de Christophe Honoré (2008) © Le Pacte

À l’époque, quand vous avez été témoin ou victime de harcèlement, on vous a conseillé de ne pas parler ?

Bien sûr ! Il y a eu cette histoire avec Weinstein, et avant il y a aussi eu Kechiche, sous la forme de harcèlement moral, ce qui est très violent aussi [en 2013, au festival de Telluride, aux États-Unis, après avoir obtenu la Palme d’or avec sa partenaire de jeu Adèle Exarchopoulos et le réalisateur français Abdellatif Kechiche pour La Vie d’Adèle, Léa Seydoux a dénoncé les conditions de travail éprouvantes instaurées par le cinéaste sur le tournage du film en 2012, ndlr]. Quand j’en ai parlé, Abdellatif Kechiche m’a virée de la promo du film, il m’a interdit d’aller aux Golden Globes, et les producteurs l’ont suivi. Je me disais : « Ce film a été compliqué à faire, je mérite aussi de l’accompagner. » J’ai non seulement été interdite de promo, mais on m’a demandé : « Pourquoi tu parles ? » Considérant par ailleurs que le fait d’avoir eu la Palme d’or exigeait mon silence. J’ai toujours eu la volonté de dire ce que j’avais à dire. Heureusement, certaines personnes m’ont soutenue à cette période.

« Je me sens comme une page blanche, parce que j’ai une vision de moi-même assez abstraite. »

Vous avez dit plusieurs fois que vous vous considériez comme une sorte de « page blanche » pour les cinéastes. Qu’entendez-vous par là ?

C’est vrai que je me sens comme une page blanche, parce que j’ai une vision de moi-même assez abstraite. J’aime bien laisser une place au spectateur pour qu’il puisse projeter ses propres fantasmes. J’ai tendance à penser que je suis peut-être une actrice sur laquelle on peut projeter des choses plutôt qu’une actrice à laquelle on s’identifie.

Le travail que vous avez accompli dans France de Bruno Dumont (2021), dans la peau d’une journaliste de JT qui perd pied, est impressionnant, de la vulgarité de votre personnage en off aux tournages de reportages très contrôlés… Comment avez-vous travaillé avec Bruno Dumont ?

Je suis toujours complice du film. Faire un film avec un metteur en scène, c’est comme avoir une conversation avec quelqu’un. C’est un échange entre la subjectivité de l’acteur et celle du metteur en scène, par lequel on crée un objet qui devient le film. Il y en a plein, des metteurs en scène qui ont volé l’âme des jeunes filles. Je pense que c’est plus difficile quand les actrices commencent à avoir de l’expérience et une carrière. Je ne supporte pas la manipulation dans la mise en scène. Dans un film comme France, je suis complice de la manipulation, de la mise en abyme de moi-même en tant qu’actrice et de la volonté de raconter le pathétique que ça peut générer. J’ai beaucoup aimé travailler avec Bruno, j’ai adoré son point de vue et son humour.

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France de Bruno Dumont © Roger Arpajou

Votre rôle dans Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, qui est présenté en ouverture du Festival de Cannes cette année, marque encore plus votre virage comique. Pourquoi avez-vous envie d’aller vers ça ?

Le long métrage de Quentin Dupieux parle des acteurs et du monde du cinéma avec beaucoup d’autodérision. J’ai trouvé le scénario hyper drôle. La comédie, quand c'est bien écrit, est le truc le plus jubilatoire qui soit. Faire rire les gens, c’est un pouvoir assez extraordinaire, même dans la vie. Ça a été très joyeux de faire le film de Quentin Dupieux. J’aimerais tourner dans d’autres comédies.

« J’aime être happée par les films, quand il y a des choses qu’on ne saisit pas totalement. »

Vous avez tourné trois films avec le réalisateur Bertrand Bonello, qui joue beaucoup de votre aura particulière et de votre jeu mystérieux. Dans La Bête (2024) en particulier, il y a ce plan extrêmement troublant sur votre visage lorsque vous imitez une poupée. Comment travaillez-vous l’expressivité aussi subtile du visage ?

En fait… je n’ai rien fait. J’ai juste été une poupée. Isabelle Huppert dit ça très intelligemment, que, parfois, jouer, c’est soustraire au lieu d’ajouter. C’est très juste. Évidemment, il y a des films, notamment des comédies, dans lesquels ce n’est pas du tout l’idée. Le film de Dupieux, c’est très volubile, ça se répond, c’est très amusant. Mais, en tant que spectatrice, j’aime aussi être happée par les films, quand il y a des choses qu’on ne saisit pas totalement. Dans Pacifiction [d’Albert Serra, 2022, ndlr], par exemple, on ne comprend pas totalement, mais on est happés. J’aime quand les choses ne sont pas surlignées.

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Votre carrière a décollé à l’étranger avec Inglourious Basterds de Quentin Tarantino (2009) et Robin des bois de Ridley Scott (2010). Depuis, elle se poursuit avec des rôles dans des blockbusters comme Mission impossible. Protocole Fantôme (2011), la saga James Bond (007 Spectre en 2015, Mourir peut attendre en 2021) et Dune 2 (2024). Comment avez-vous appréhendé cette médiatisation à très grande échelle ?

Il y a quelque chose d’un peu vertigineux parce que, tout à coup, on a l’impression que quelque chose vous échappe. Parfois, on commet des erreurs, on se livre sur des choses, on est maladroit… On est exposé, dans tous les sens du terme. Mais, maintenant, je me sens un peu plus forte. Par exemple, je demande à relire les interviews parce que je considère que c’est ma parole, que c’est normal d’avoir un droit de regard sur ce qui est dit. Quand on est en entretien, on discute, c’est une conversation. Et parfois l’écrit donne un autre sens, voire un contresens ; je veux éviter cela. J’essaie de faire en sorte de toujours choisir ce que je donne. Les réseaux sociaux, par exemple, j’évite… J’ai créé un compte Instagram sur lequel j’ai seulement posté une vidéo de danse d’une copine et moi, je trouvais ça marrant, mais ensuite j’ai perdu mon mot de passe…

La Bête de Bertrand Bonello © Carole Bethuel

Au-delà de cette carrière à l’étranger, beaucoup de cinéastes disent écrire des rôles pour vous, comme Wes Anderson (The Grand Budapest Hotel, The French Dispatch), Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière ; Tromperie) ou Mia Hansen-Løve (Un beau matin). En tant qu'actrice, à quoi rêvez-vous encore ?

J’ai plein de rêves. Et, ce que j’aime avant tout, c’est la rencontre avec un metteur en scène. Je ne sais jamais si je vais être capable de jouer telle ou telle chose, ce n’est pas une question de sujet, c’est plus profond que ça. Ça m’est déjà arrivé d’accepter des films sans lire le scénario. Et, parfois, ça m’arrive de jouer des choses que je ne saisis pas complètement. Je me souviens d’une scène avec Ildikó Enyedi [pour L’Histoire de ma femme, long métrage sorti en 2022, ndlr], pour laquelle elle me donnait des indications que je ne comprenais pas tout à fait. Quand j’ai vu le film, j’ai été bouleversée, j’ai pleuré devant la beauté de ce qu’elle exprimait. J’ai saisi totalement le film en le voyant, alors qu’en le faisant je ne faisais que le percevoir.

Avez-vous l’impression d’être perçue différemment à l’étranger, notamment aux États-Unis, par rapport à d’autres actrices françaises qui y ont également percé, comme Isabelle Huppert ou Marion Cotillard ?

Je n’ai pas trop d’idée de la façon dont je suis perçue, je ne me vois pas d’un point de vue extérieur. Bon, je me google de temps en temps, comme pour avoir une espèce de confirmation de mon existence. Ça reste un peu abstrait de se voir, de voir une image de soi.

En 2018, vous avez fait partie du jury du Festival de Cannes, présidé par la comédienne Cate Blanchett, et aux côtés, entre autres, des Américaines Kristen Stewart et Ava DuVernay. C’était l’année de lancement du collectif 50/50, dont vous faites partie, avec notamment une montée des marches historique. Quel sens ça a pour vous, de vous engager et de promouvoir ce collectif ?

J’ai beaucoup d’admiration pour les actrices qui s’engagent, qui prennent la parole à partir de leur vécu. Elles font vraiment avancer les choses. Pour ma part et à ce jour je ne peux parler que de mon expérience. J’ai un rapport abstrait à la vie, un peu flottant, et je suis actrice, j’ai conscience que ma vie reste une bulle. Pour mener un combat politique, il faut être dans quelque chose de très concret. Je suis sûre que je ferai des choses le moment venu.

Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, Diaphana (1 h 20), sortie le 14 mai

Illustration d'ouverture : © Andrei Nicolescu pour TROISCOULEURS

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