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L'île vue par... Thierry de Peretti
- Juliette Reitzer
- 2022-07-15
« Pour moi, l’île n’est pas déserte, elle n’est pas un paysage, elle est le monde. » Le cinéaste, né à Ajaccio, sonde la mémoire collective corse dans des films amples et tragiques – « Les Apaches », « Une vie violente ». Il prépare son quatrième long métrage, adaptation du roman « À son image » de Jérôme Ferrari.
Dans vos films, on ne voit presque jamais la mer. Comment, alors, donner la sensation de l’île ?
Ce qui « fait île », c’est la conscience qu’en ont celles et ceux qui y vivent, et la somme des récits qui sont les leurs ou qui peuvent en émerger. Mon désir de cinéma vient de là, de parler de la Corse à travers son histoire récente, son peuple, de parler de nous. Pour moi, l’île n’est pas déserte, elle n’est pas un paysage joli pour venir en voyage de noces, elle est le monde. La belle plage, la belle montagne, je n’ai pas voulu les filmer dans mes premiers films, parce que j’aurais eu l’impression de rajouter un supplément exotique, ce qui me répugnait un peu, comme si je disais : « Voyez comme c’est beau, venez bronzer ici ! » Mais vous pouvez vous intéresser à ce qui se passe, à ce qui se joue, à ce qui se vit et se dit ici ; c’est ce qui compte. La beauté qui est liée à la Corse, à sa nature, est douloureuse, elle fait presque mal, c’est difficile de montrer ça.
L’île, c’est aussi un territoire fermé, d’où l’on ne s’échappe pas ?
La question de la finitude de l’île et de ce que ça peut générer d’inquiétant ou même d’angoissant, j’ai pu la ressentir à l’adolescence ; c’est en partie ça qui m’a donné envie de partir. Il y a un texte très beau, dur et pas nostalgique du tout de Marie Susini, La Renfermée. La Corse [paru en 1981, ndlr], accompagné de photos de Chris Marker, dans lequel elle parle de ça, de l’étouffement des bordures. J’ai pu ressentir ce qu’il y a d’extrêmement concentré sur l’île et qui renvoie à une certaine solitude.
Ici, ça peut être difficile d’échapper à ce qu’il y a d’étroit et d’inamovible dans la mémoire des autres, on peut se dire qu’on ne pourra pas sortir de la place qu’on nous donne. Tout vient et tout part de l’île, rien d’autre n’existe. Pourtant, à l’intérieur de ce territoire fermé, limité, il y a aussi, si on est attentif, de nombreux autres microterritoires puissamment différents les uns des autres. L’extrême Sud, en Corse, ce n’est pas le Centre, ce n’est pas Ajaccio, ce n’est pas la Plaine orientale. Chacune de ces microrégions possède en elle un potentiel de récit et de cinéma fort, unique même, total. À l’intérieur d’une île, il y a des îles. Ça se démultiplie en fait. L’île est aussi un archipel.
Thierry de Peretti : « Si les journalistes, les politiques s’occupent de la fiction, qu’est-ce qu'il me reste ? »
Lire l'entretienEt les autres îles ?
Il y a deux autres îles auxquelles je pense souvent. Taïwan d’abord. Quand j’ai commencé à vouloir faire du cinéma, j’ai découvert, ébloui, les films de Hou Hsiao-hsien, Les Fleurs de Shanghai, Good Men, Good Women, et aussi les plus contemporains, Millenium Mambo ou Goodbye South, Goodbye. J’avais eu une impression très familière, très forte. Taïwan est aussi une île coincée entre deux cultures, chinoise et japonaise, comme la Corse l’est entre les cultures française et italienne. Taïwan a subi et continue de subir le joug des colonisateurs continentaux.
En Corse, la relation politique et historique avec la France n’est pas encore dénouée, elle demeure conflictuelle, promettant un surgissement violent à la moindre occasion. L’autre île, qui est un archipel, et qui m’a aussi passionné à travers l’œuvre de quelques cinéastes – Lav Diaz, Raya Martin, entre autres –, ce sont les Philippines. Norte. La fin de l’histoire, Batang West Side ou encore Evolution of a Filipino Family sont des films qui, malgré leur violence, leur démesure, me réconfortent et me font me sentir moins isolé.