« Je ne comprends pas pourquoi je suis aussi fatigué », s’excuse Gus Van Sant, en bayant pour la cinquième fois, enfoncé dans le sofa de la suite surchauffée où les journalistes défilent pour le rencontrer. La veille, il présentait Promised Land, son quinzième long métrage, au festival de Berlin – le film y a obtenu une mention spéciale du jury. Le cinéaste retrouve Matt Damon, scénariste et interprète de Will Hunting (son plus gros succès à ce jour), pour renouer avec le militantisme généreux et la foi dans les vertus du collectif qui faisaient la force de Harvey Milk (2009). Une poigne de fer, glissée ici dans le gant de velours d’une americana nostalgique : les valons verdoyants de l’Amérique rurale et ses dignes paysans, en prise avec un sujet éminemment sensible et actuel, l’extraction du gaz de schiste et ses possibles conséquences sur l’environnement. Une confrontation que Gus Van Sant orchestre magistralement, mettant la délicatesse de sa mise en scène au service d’une démonstration à charge certes, mais gonflée d’une encourageante bienveillance.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce scénario, écrit par Matt Damon et John Krasinski ?
J’ai beaucoup aimé le fait que Steve, le personnage principal, soit un commercial très dévoué à son entreprise. Il pense que les habitants de la petite ville où il se rend seront ravis de louer leurs terres, mais il se retrouve confronté à un tas de problèmes politiques et relationnels. Ce désenchantement était pour moi l’attrait principal de l’histoire. Le débat autour du forage était aussi très intéressant. Je n’en avais jamais entendu parler et je me suis dit que d’autres gens devaient être dans ce cas. Il fallait donc tirer ça au clair.
L’extraction du gaz de schiste est un sujet controversé. Avez-vous été confronté à des pressions, des difficultés particulières ?
Non, pas directement, mais c’est en effet un sujet qui est au cœur d’une lutte de très grande ampleur. La mobilisation est très active, il y a des groupements contre les forages à New York, il y a même eu des manifestations pendant le festival de Berlin(où le film était présenté en compétition, ndlr). C’est aussi un sujet d’actualité en France et en Europe.
Steve, accroché à ses certitudes, n’arrête pas de répéter : « Je ne suis pas le méchant. »
Je pense qu’il croit sincèrement être un mec bien, mais en même temps, c’est le genre de phrase que dirait n’importe quel homme politique rencontrant une quelconque opposition : « Je ne suis pas un sale type. »
À l’image du film, le personnage de Hal, le retraité qui alerte ses condisciples sur les dangers des forages, est une vraie force tranquille.
Hal est l’obstacle, la force sur laquelle Steve vient buter. Sa douceur était là dès le scénario. C’est un vieil homme, un chercheur à la retraite et il s’est largement intéressé aux affaires dans lesquelles l’entreprise de Steve, Global, est impliquée.
Vous filmez Hal et cette communauté rurale avec beaucoup de tendresse…
Je vis moi-même dans une zone rurale depuis un certain temps, dans l’Oregon, où je connais très bien les fermiers et les propriétaires de petites terres agricoles. Ils m’ont vraiment influencé pour le film. Ce sont des gens très doux et très calmes, mais ils mènent une lutte permanente pour survivre. J’écoute leurs histoires, je constate les difficultés financières auxquelles ils font face, liées surtout à la concurrence des grosses fermes industrielles, mais aussi à l’importation de produits moins chers cultivés dans des pays pauvres ; rivaliser avec ça, c’est très dur. En France aussi, il y a beaucoup de subventions gouvernementales pour aider les petites fermes à maintenir leur production. Malheureusement, la situation est telle que les subventions permettent tout juste aux agriculteurs de survivre.
Après un début ensoleillé, champêtre et enjoué, le film change subtilement de direction : dans un diner,Steve propose un pot de vin au maire pour qu’il l’aide à convaincre ses ouailles du bien fondé des forages… Pouvez-vous nous parler de ce champ-contrechamp et de sa progression ?
Je voulais jouer avec la direction de la lumière naturelle : quand la conversation cordiale se transforme en chantage financier, j’ai déplacé la caméra pour filmer le côté sombre des personnages, c’est à dire littéralement leurs visages dans l’ombre, contrairement au début de la séquence où la caméra est posée du côté où les personnages reçoivent la lumière de la fenêtre. J’avais utilisé le même principe de changement d’axe dans Will Hunting.
Une autre scène marque une rupture de rythme dans le film, il s’agit de la séquence musicale sur le morceau Snake Eye de The Milk Carton Kids. Comment l’avez-vous pensée ?
C’est un morceau assez nostalgique. Cette séquence s’est décidée un peu par hasard, au montage, on s’est vraiment laissé porter par le rythme de la chanson, qui est très bon. On avait d’abord choisi d’autres morceaux pour le film, mais finalement, on n’avait pas les moyens de les utiliser. Au dernier moment, on a dû s’agiter pour trouver de nouvelles musiques. J’étais en contact avec The Milk Carton Kids, j’étais allé voir un de leurs concerts, donc je les ai appelés. Il se trouve qu’on était tous à Los Angeles à ce moment-là, donc ils sont venus nous jouer quelques morceaux de leur nouvel album, The Ash & Clay (sorti en France le 25 mars dernier, ndlr). Ils venaient tout juste de finir l’enregistrement. Et nous avons choisi trois morceaux pour le film.
La douceur du film tient beaucoup à votre manière de filmer les lieux, les paysages, les ciels clairs ou nuageux. Les couleurs, notamment, sont très douces. Travaillez-vous à partir d’une palette chromatique ?
Le chef décorateur, Daniel B. Clancy, et le département des costumes avaient une palette. S’ils y tiennent, pourquoi pas… Mais moi, jamais. Elles imposent trop de contraintes. Mon expérience m’a montré que le film est meilleur si vous laissez la place à l’aléatoire et à l’inattendu. Ma méthode, sur certains films comme Gerry, Elephant ou Last Days, était donc de ne surtout pas m’en occuper. Ça m’a tellement porté chance que j’ai décidé de conserver cette règle.
Vous avez réalisé des films indépendants et des films à gros budgets, plus commerciaux. Arrivez-vous toujours à conserver cette liberté ?
J’arrive toujours à ménager de la place pour l’inattendu, qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher ? J’y arrive d’ailleurs d’autant plus maintenant. Il y a 20 ans, la sensibilité des pellicules était moins précise, les images avaient tendance à être vite très contrastées, donc il fallait beaucoup de temps pour éclairer les scènes. Si vous aviez filmé cette pièce par exemple, ces deux lampes (il désigne les lampes d’appoint posées sur des guéridons, ndlr) auraient eu l’air de diffuser une couleur orange, alors que la lumière de la fenêtre aurait été violette. Bref, le rendu aurait été horrible. Aujourd’hui, ce serait très beau, sans avoir besoin d’ajouter ou de modifier quoi que ce soit.
Vous tournez donc en pellicule ?
Oui. J’étais ouvert à l’idée de tourner en numérique, mais mon directeur de la photographie tenait à la pellicule. Pour l’instant, je trouve encore qu’il est plus simple de tourner en pellicule. Mais je sais qu’un jour je changerai d’avis.
Promised Land de Gus Van Sant
avec : Matt Damon, Frances McDormand…(1h46)
sortie : 17 avril