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François Ozon : « Été 85 va prendre un sens différent après ce qu’on a tous vécu »
- Quentin Grosset
- 2020-06-18
Après une longue période de crise sanitaire sans aller au cinéma, le nouveau François Ozon, Été 85 (qui a reçu le label Cannes 2020), romance nostalgique sur la côté normande entre deux jeunes garçons (incarnés par Felix Lefebvre et Benjamin Voisin) lors d’un été des années 1980, est l’un des films les plus attendus pour la réouverture des salles – il sort le 14 juillet. Il faut dire que ce beau teen movie solaire et tourmenté arrive à point nommé car il nous prépare à la volupté de l’été tout en étant une histoire de résilience. Le réalisateur nous a parlé de ce film initiatique dont l’éclat tient à la douceur de son regard.
Votre film est adapté du roman Dance On My Grave d’Aidan Chambers, paru en 1982. Cette thématique de la fête après un événement douloureux résonne fort après les mois qu’on vient de passer.
La lecture du film va prendre un sens différent après ce qu’on a tous vécu, même si quand j’ai tourné ce film je ne savais pas que le Covid-19 allait arriver. Il y a une pulsion de vie, quelque chose de très solaire, même si la mort est présente. Le héros, Alexis, traverse quelque chose de très difficile, s’en remet et en même temps a comme une nostalgie de ce qui s’est passé. Ça peut coller avec ce qu’on est en train de vivre…
Comment avez-vous vécu ces mois de confinement, entre ce film qui devait initialement sortir bien plus tôt et le tournage suspendu de votre prochain film, Tout s’est bien passé ?
Comme tout le monde, j’étais dans l’incertitude. J’ai vécu ça comme un moment de suspension, de détachement. Tout était prêt pour la sortie d’Été 85, le dossier de presse, l’affiche, la bande annonce. S’il n’y avait pas eu tous ces événements, le film serait sorti dans les salles pendant le Festival de Cannes, je pense. C’est un risque pour le distributeur de sortir début juillet parce qu’on ne sait pas si les gens vont se déplacer en salles, s’il y a encore cette angoisse.
Moi, j’ai l’impression qu’il y a un vrai désir : c’est pour ça que lorsque Thierry Frémaux nous a proposés d’être dans la sélection des films labellisés Cannes 2020 , on s’est dit qu’on allait sortir le film dans la foulée, comme on l’aurait fait si le festival s’était vraiment tenu. Pour le tournage, c’est la même chose, on avait les acteurs, on était parés…
À l’été 85, vous aviez 17 ans. Cette période a-t-elle été aussi déterminante pour vous que pour les héros du film ?
C’est la veille de la majorité, donc oui je sentais que j’allais avoir plus de liberté, et en même temps c’était la découverte de la sexualité, de la musique, avec les Cure, les Smiths… C’est à peu près à ce moment que j’ai découvert le livre d’Aidan Chambers qui est sorti en France sous le titre La Danse du coucou. J’ai tout de suite eu un coup de foudre pour ce livre qui parlait de l’adolescence sans tabou tout en s’adressant à cette classe d’âge.
À l’époque je faisais des films en Super 8 et je me disais que j’aimerais bien l’adapter pour un premier long métrage. J’avais développé un scénario avec un ami, que j’avais appelé J’irais danser sur ta tombe, en référence à Boris Vian. Je ne l’ai pas retrouvé, mais je crois que j’avais pas mal transformé l’histoire d’origine. Mais je sais que j’avais du mal à me projeter parce que le cadre est très anglais dans le bouquin, je ne visualisais pas trop où ça pouvait se passer en France…
Les murs de la chambre du héros, Alexis (Félix Lefebvre), sont tapissés de posters de Taxi Girl, The Cure… et aussi de pyramides – il est fasciné par les rites funéraires de l’Égypte ancienne. Qu’y avait-il d’accroché dans votre chambre d’ado ?
J’étais aussi passionné d’égyptologie, mais c’était quand j’étais enfant. C’est un élément que j’ai ajouté par rapport au livre. Ce que j’ai aimé à travers ce décor, c’est faire sentir cette part d’enfance et cette obsession de la mort qui est très virtuelle. C’est une fiction, une abstraction pour lui.
Quels étaient vos partis pris esthétiques pour recréer les années 1980 ?
J’ai pris très vite la décision de tourner en super 16 mm. Le numérique donne une image très froide, très glacée, très piquée : il a tendance à éteindre les couleurs et à uniformiser l’image. Au contraire, le 16 ramène une douceur, il fait ressortir le rouge des peaux. Au niveau des costumes, on aurait pu être dans des années 1980 encore plus marquées ; au final c’est assez sobre. Avec la costumière Pascaline Chavanne, on a beaucoup regardé les teen movies américains de l’époque – il y en a des français mais ils sont souvent racontés du point de vue des adultes. On a regardé les films de Coppola, Rusty James, Outsiders, où on sent un petit relent esthétique des années 1960. Ce mélange d’époques correspondait bien à l’histoire, tournée vers une certaine nostalgie.
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Vous avez éparpillé beaucoup de références à vos propres films, et peut-être plus particulièrement à vos courts métrages de jeunesse comme La Robe d’été, ou Action vérité…
C’est vrai qu’à mes débuts j’ai fait beaucoup de films sur les adolescents, donc on retrouve cette atmosphère coming of age, avec un côté roman d’apprentissage. Je me disais que je refaisais mon premier film. Mais ces références ne sont pas volontaires. C’est là qu’on voit que le livre d’Aidan Chambers m’a vraiment marqué, parce qu’en le relisant je me suis rendu compte qu’il comportait plein de scènes que j’avais déjà tournées. Ça, c’était une surprise. Je me suis même demandé s’il fallait vraiment que je le fasse, si je ne l’avais pas déjà réalisé. Après, je me suis dit qu’avec la maturité que j’ai acquise, je le ferais différemment. J’ai essayé de faire en sorte que ce ne soit pas un décalque de scènes déjà existantes. Mais on retrouve bien ces thèmes : le deuil, la passion, le travestissement…
Après Grâce à dieu (2019), qui s’invitait dans l’actualité en racontant la libération de la parole de plusieurs victimes d’un prêtre pédocriminel, aviez-vous envie de retrouver la légèreté un peu troublée, un peu grinçante de vos œuvres de jeunesse ?
Je ne sais pas si c’est grinçant parce que le film est assez doux. Si je l’avais réalisé en 1985, je l’aurais fait très différemment. Peut-être que le film aurait été plus agressif. Là, il y a une espèce de distance avec l’âge qui fait qu’il y a peut-être plus de tendresse pour les personnages. C’est vrai qu’avec Grâce à Dieu, je n’étais pas préparé au fait de prendre part à l’actualité, d’avoir des procès, de ne pas savoir si le film allait sortir ou pas … J’avais envie d’enchaîner sur un film plus léger, même si Été 85 porte une certaine gravité.
On retrouve l’aspect film social qu’il y avait dans Grâce à Dieu. Surtout à travers les parents des deux héros qui sont assez marqués sociologiquement.
Le livre se déroule dans une station balnéaire ouvrière du Sud-Est de l’Angleterre. J’ai trouvé dans la Normandie un équivalent français, avec les mêmes briques rouges, comme l’inverse de la Côte d’Azur. Le Tréport et Fécamp étaient des villes idéales pour montrer ce milieu ouvrier auquel appartient Alex, qui a un père docker, et une petite bourgeoisie, incarnée par la mère de David, qui s’ancre souvent au-dessus de la plage, dans des maisons secondaires.
Comment avez-vous réfléchi le balancement entre le caractère fantasmatique de l’histoire d’amour et l’ancrage social des héros ?
Pour moi c’était important qu’on soit dans la tête d’Alex, qu’on partage ses émotions, qu’on partage sa vision complètement idéalisée de sa relation avec David, et puis tout à coup un retour au réel. Ce retour au réel est douloureux mais, ce que j’aime chez ce personnage, c’est qu’il a une capacité à s’échapper du réel puis à finalement l’affronter, à aller de l’avant en sublimant son histoire par l’écriture. Parce que tout ce qu’on entend en voix off, c’est lui qui écrit. Il y a ce jeu de mise en abyme par rapport à la création : il réinvente cette histoire, il essaie de la raconter au juge, à l’assistante sociale, et il en fait un roman.
En confiant la narration de votre film à Alexis, vous jouez comme à votre habitude sur des dévoilements tardifs, des béances, une forme de suspense. Ce sont ces jeux qui vous stimulent en tant que scénariste ?
Ce qui m’intéresse c’est d’offrir une place au spectateur, de créer une relation avec lui. Je fais comme un pacte avec lui, je donne certaines règles, on joue ensemble, je l’amène vers de fausses pistes, et je le laisse se projeter. Quand on voit le début du film on peut imaginer des choses et après on se rend compte que ce n’est pas exactement ça qu’il s’est passé. J’aime le côté interactif du cinéma, penser à moi-même lorsque je regarde un film. C’est cette construction en puzzle d’Été 85 qui permet à chacun de s’identifier, même aux filles alors qu’il s’agit d’une histoire entre deux garçons.
Alexis écrit à partir de ce qu’il a vécu avec David et présente le résultat à son professeur de français joué par Melvil Poupaud. Leur duo évoque celui de l’élève et du professeur de Dans la maison (2012). Qu’est-ce qui vous fascine dans ce rapport ambigu maître-élève ?
Ce qui m’intéresse, c’est la transmission, comment elle se fait. Dans la maison, c’était une transmission qui était compliquée parce que le professeur était à la fois fasciné et peut-être renvoyé à son incapacité à créer. Là, il y a quelque chose de plus généreux de la part du personnage de Melvil Poupaud, il a envie d’aider. Jusqu’où est-il prêt à aider ? C’est ça la question, il y a une forme d’ambiguïté là dessus, et en même temps il est assez clair là dessus, il se considère bien comme son professeur. C’est comme s’il se retenait de son propre désir.
Dès le début, Alexis est caractérisé comme un personnage à la Jean Genet, un criminel à tête d’ange, tandis qu’il émane de David un bagout sensible à la Patrick Dewaere. Comment avez-vous pensé cette disparité ?
Je voulais une complémentarité, trouver le couple qui fonctionne. Félix Lefebvre, je l’ai tout de suite trouvé. Il correspondait à ce que je recherchais, quelqu’un de malin, vif, qui soit charmant sans être trop beau, et qui paraisse intelligent pour qu’on puisse croire que ce garçon pouvait devenir un écrivain.. Et après il a fallu trouver David, ça a été plus compliqué. Benjamin Voisin est venu passer le casting pour le personnage d’Alex. Et je me suis dit qu’il avait plutôt la spontanéité de David. Il avait encore ce côté enfantin, qu’il a perdu depuis. Je lui ai demandé de se développer, de faire de la gym, d’acquérir l’aisance du personnage, qui a vraiment une emprise sur Alexis. Ce qui est bien, c’est qu’il y avait une vraie complicité, une vraie alchimie entre les deux acteurs.
Comment avez-vous travaillé les scènes d’amour ?
C’est un film de désir, d’amour, ça se passe l’été donc ça a été assez naturel pour eux. D’autant que le film est assez pudique, il n’y avait pas d’enjeu très compliqué. Mais j’ai senti dans cette génération plus d’ouverture que d’autres acteurs avec qui j’ai pu travailler précédemment, où on sentait que ça coinçait un peu sur des scènes gay.
Vous racontez une histoire gay pendant l’été 85 et pourtant le film ne comporte aucune référence au sida, qui touchait durement la communauté homosexuelle à l’époque. Pourquoi ?
A l’origine, le film s’appelait Été 84, pas 85. J’ai changé le titre parce que j’ai utilisé la chanson de The Cure, « In Between Days », et quand j’ai contacté Robert Smith, il m’a répondu qu’il ne pouvait pas nous donner les droits parce que la chanson est sortie en 1985. Là, c’était le drame, donc je lui ai dit que j’étais prêt à changer le titre pour pouvoir jouer la chanson. Mais on a bien tourné en pensant à l’été 84…
Le sida est déjà là mais il n’a pas encore explosé, notamment en province. Si La Danse du coucou a eu tant d’impact, c’est qu’il est justement sorti à un moment où le sida commençait à se propager – même si Aidan Chambers ne pouvait pas y penser puisqu’il l’a écrit en 1981. On peut presque se dire que la mort de David dans le livre a touché beaucoup d’homosexuels parce qu’ils pouvaient y voir une sorte de métaphore de l’épidémie.
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Dans une scène capitale du film, vous faites une référence évidente à La Boum. Vous qui allez bientôt tourner avec Sophie Marceau, quel est votre lien avec ce film ?
Ça fait partie de ces films qui vous marquent adolescent, un peu comme Grease. J’avais à peu près le même âge que Sophie Marceau quand La Boum est sortie. On a failli se croiser plusieurs fois et là enfin ça va se faire. On va adapter Tout s’est bien passé, le livre autobiographique d’Emmanuelle Bernheim, qui nous a quittés en 2017. Alain Cavalier devait l’adapter mais, suite à la disparition d’Emmanuelle, il a plutôt fait un très beau documentaire sur leur amitié et sur la mort, Être vivant et le savoir (2019). C’est pourquoi je me suis senti autorisé à repartir du roman lui-même.
Le personnage d’Alexis dit vouloir « échapper à son histoire ». Comment ça fait écho en vous ?
Je n’ai pas envie de l’expliquer, pour que chacun puisse s’approprier cette phrase qui est l’une des dernières du livre et que je trouve très belle. Je peux juste dire que c’est l’idée d’échapper aux déterminismes, qu’il soient sociaux, économiques, politiques, sentimentaux. Ça raconte un peu la résilience du personnage qui malgré tout ce qu’il a subi parvient à en faire quelque chose.
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Été 85 de François Ozon
Diaphana Distribution (1h40)
Sortie le 14 Juillet 2020
Images : (c) Mandarin Productions / FOZ/ Playtime Productions / Scope Pictures