Qu’est-ce qui vous a attirée dans L’Homme d’argile d’Anaïs Tellenne ?
L’originalité du scénario. C’est quand même un film qui sort des sentiers battus. Et puis Anaïs, qui est quelqu’un de solide, d’intéressant. Il y a aussi le fait que ce soit Raphaël Thiéry qui joue à mes côtés, parce que c’est un acteur que j’avais repéré et qui est une figure assez à part dans le cinéma français [on a récemment pu voir cet abonné aux seconds rôles dans L’Envol de Pietro Marcello, ndlr].
Dans L’Homme d’argile, vous jouez Garance, une riche héritière et artiste qui part de ses expériences les plus dures, les plus traumatisantes pour créer. Est-ce que vous, vous nourrissez votre jeu de cette manière ?
Elle est un peu comme Marina Abramović [artiste de body art serbe qui s’est rendue célèbre par ses performances violentes, provocantes, ndlr], qui part de sa vie et n’a pas de filtre. Ces artistes sont elles-mêmes leurs propres modèles. Un acteur, lui, va se faufiler dans l’imagination des réalisateurs. à lui après d’en faire son miel, d’apporter son visage, son corps, son esprit et aussi un peu son âme. Et, en tant qu’acteurs, on est cadrés. Tandis que Garance, c’est un monde à elle seule. Elle vit le moment présent.
Ce rôle vous a-t-il donné des velléités artistiques ?
J’ai travaillé avec un sculpteur pour préparer le rôle et j’ai commencé à développer des muscles. L’argile, la terre… J’ai trouvé ça incroyable. Le temps s’est arrêté. Mais je sais que si je me lance là-dedans, je n’en sortirai plus jamais.
Dans le film, Garance revient dans le manoir familial, gardé par un homme au physique massif et à l’œil borgne, qui inspire la sculptrice. Dans l’histoire de l’art, on a rarement vu des femmes dans cette position…
Normalement, c’est l’inverse. C’est la femme qui est sujet, et l’homme qui est créateur. Il devient la muse ou le « museau » – j’appelais Raphaël comme ça, parce qu’il n’y a pas de masculin à « muse ». Sur la question du regard, c’est intéressant. C’est un film réalisé par une femme, avec une actrice qui joue une sculptrice qui regarde un homme qui a un physique un peu à part. Le film montre aussi comment regarder quelqu’un peut le rendre beau.
De manière générale, comment est-ce que vous manœuvrez votre corps devant la caméra ?
Pour moi, c’est surtout la démarche qui compte, je peux me focaliser dessus. La manière dont les gens marchent, c’est très intéressant : il y a des gens qui marchent à petits pas, parce qu’ils sont un peu empêchés, ou d’autres qui font de grandes enjambées. Dans Un silence, j’ai des chaussures épouvantables. Des chaussures de scaphandrier ! Et donc ma démarche est très alourdie. C’est Joachim [Lafosse, ndlr] qui voulait ça. J’ai aussi joué un personnage que j’aime beaucoup dans B.R.I. [série diffusée sur Canal+ en avril dernier, dans laquelle Emmanuelle Devos incarne une directrice de brigade, ndlr], et je me suis forcée à n’avoir aucun geste parasite. Je ne voulais aucune scorie. Moi qui passe mon temps à me toucher les cheveux, qui bouge un peu la tête comme ça [elle dodeline de la tête, ndlr], qui parle beaucoup avec mes mains, j’ai voulu travailler une sorte d’immobilité. Et ce n’est rien, mais ça m’a demandé beaucoup de travail d’être comme ça toute raide et de lire mon texte sans aucun appui.
Pour Le Temps de l’aventure de Jérôme Bonnell [sorti en 2013, dans lequel elle joue une comédienne qui se laisse prendre dans les filets d’une escapade amoureuse inattendue, ndlr], j’ai travaillé un mois avec ma coach, Chris Gandois, qui m’apprend depuis des années à faire de la barre au sol. Dans le film, mon personnage fait tout Paris à pied. Je voulais marcher légèrement, presque comme dans un vol.
Dans L’Homme d’argile, comme dans Un silence de Joachim Lafosse, vous jouez des femmes bourgeoises, poussées vers une ambiguïté morale avec des conséquences plus ou moins graves. Est-ce que vous prenez plaisir à jouer ce genre de personnages ?
Je trouve ça toujours plus amusant de jouer quelqu’un qui cache un secret ou qui est mystérieux – et j’en ai fait, des personnages mystérieux ! Des femmes qui ont un petit double-fond, quoi. Ce n’est pas moi qui cherche, mais je donne ça. C’est ma tête, peut-être. J’ai une tête de double-face.
Vous avez souvent un léger sourire en coin.
Oui, voilà ! Mon mec m’appelle Jacques Dutronc à cause de ça.
Dans Un silence, vous jouez Astrid, une mère qui tente de protéger ses enfants, mais enterre aussi un secret de famille abject. Vous comprenez ses actes ?
J’ai tout de suite compris Astrid. Enfin, ce que je peux comprendre, c’est le déni. Il y a des tas d’histoires d’amis, de membres de ma famille qui font écho au film, je ne suis pas allée bien loin. Si vous commencez à poser la question de l’abus et du silence des mères, vous allez avoir des kilomètres de témoignages. J’ai écouté un podcast merveilleux qui s’appelle « Ou peut-être une nuit » [de la journaliste Charlotte Pudlowski, qui analyse le tabou qui entoure l’inceste sur six épisodes, diffusés sur la plateforme Louie Media en 2020, ndlr], dans lequel elle raconte l’histoire de familles confrontées à l’inceste. C’est toujours le même scénario. Déjà, dans les années 1970, on disait aux enfants qu’ils avaient « provoqué » ou « inventé ».
Cette année, le gouvernement a fait sa première grande campagne sur le sujet. Qu’en pensez-vous ?
Il y a une grande question là-dessus, qui est difficile, parce qu’elle met aussi en accusation les femmes, les mères, et en ce moment on n’a pas besoin de ça. C’est le problème. Pour que les mères réagissent, il faut peut-être que, judiciairement, ce soit plus simple. Mais bon, apparemment, la CIIVISE va s’arrêter [commission indépendante d’enquête sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée en 2021 et qui, au terme d’un mandat de deux ans, n’avait au moment de l’entretien pas obtenu de renouvellement. Son maintien a finalement été annoncé en décembre. Mais le remplacement de sa présidence a provoqué le départ de plusieurs de ses membres, lire cette tribune sur le site du Monde, ndlr]. C’est si dommage, c’était hyper intéressant. Elle a recueilli un grand nombre de témoignages. Monsieur Macron devait pourtant en faire une des grandes causes nationales [le chef de l’État avait promis d’« adapter [le] droit pour mieux protéger les enfants victimes d’inceste », à la suite de la parution en 2021 du livre La Familia grande de Camille Kouchner, qui dénonce l’inceste subi par son frère jumeau, victime de leur beau-père, le constitutionnaliste Olivier Duhamel, ndlr].
Camille Kouchner avec La Familia grande, Neige Sinno avec Triste Tigre… La littérature française contemporaine s’empare aussi de ce fléau. Vous avez lu ces livres ?
Oui, bien sûr. Dans La Familia grande, la réaction d’Évelyne Pisier [la mère de Camille Kouchner et épouse d’Olivier Duhamel, disparue avant la parution du livre, ndlr] est folle. Elle a dit : « Oui, bon, oh, ça va… » Quoi ? Des mères qui n’ont pas protégé leurs enfants, désolée de le dire, mais il y en a un paquet. Elle a protégé son bonhomme jusqu’au bout, malgré la souffrance de ses enfants. Bon, après, elle était dans un sale état. Mais pourquoi elle était dans cet état-là ? Pourquoi elle buvait comme un trou ? Quel malheur elle cachait ou ne voulait pas voir ? Le livre est fantastique. Triste Tigre, pareil [le livre, qui revient sur l’inceste vécu par l’autrice, a obtenu le prix Femina 2023, ndlr].
Dans Un silence, la famille vit dans une grande maison cernée par les photographes, avec un portail, un petit chemin sinueux. Ça symbolise aussi leur volonté de préserver les apparences…
Ils vivent dans une maison glacée où il n’y a rien, seulement du déni et de la honte. Mon personnage a dix ans de différence avec son mari [incarné dans le film par Daniel Auteuil, ndlr]. Elle l’a rencontré quand elle avait 20 ans, lui 30. Elle était très jeune, folle amoureuse de cet avocat très charismatique. Et puis, tout d’un coup, il y a un drame. Et lui transforme cette histoire, lui enrubanne le tout. Sa fille s’éloigne, et il n’y a plus que son fils, dont elle est proche. Sinon, cette maison est vide.
Vous avez grandi à Paris et venez vous-même d’un milieu artistique. Dans quel genre de maison, d’ambiance avez-vous vécu les premières années de votre vie ?
Chez moi, je trouvais que c’était toujours mieux, plus chaleureux que chez mes copines. J’ai grandi avec une famille de comédiens. J’ai une mère [Marie Henriau, ndlr] qui s’est beaucoup occupée de nous – et qui ne travaillait pas beaucoup. Elle a eu la bonne idée, après avoir quitté mon père [Jean-Michel Devos, ndlr] assez tôt, de tomber amoureuse d’un homme merveilleux qui est devenu mon beau-père, qui s’est extrêmement bien occupé de nous. Et qui s’occupe toujours de moi d’ailleurs, malgré nos grands âges ! Donc je viens d’une famille très saine.
Vous avez fréquenté tôt les planches de théâtre. Jouer a toujours été une évidence ?
Oui, j’y étais tout le temps, tous les étés. Mes parents faisaient un festival de théâtre. De mes 12 à 16 ans, j’étais à tous les postes : j’aidais aux costumes, aux décors, je faisais un peu de figuration… Je voyais la magie du théâtre qui s’opérait : les gens qui transpirent, répètent cinq cents fois la même scène, les décors qui sont construits, les coulisses. Un monde absolument merveilleux. On voit tout d’un coup ces gens qu’on connaît entrer vers la lumière et être transfigurés par leurs rôles. Vous voyez votre maman devenir cet être toujours un peu surnaturel qu’est l’acteur quand il est en scène. Ça, c’est incroyable. Vous avez à la fois la magie, mais aussi un accès à la fabrication. Et donc je suis entrée dans ce métier avec toutes les cartes en main. Je ne pouvais même pas imaginer faire autre chose. On sait très bien que c’est dur, qu’on ne va pas forcément gagner beaucoup d’argent. Donc on est assez peu poreux aux déceptions.
Quand j’ai commencé à passer des castings, ma mère me disait : « Ils ne vont pas te rappeler. » Effectivement, ils ne rappelaient pas. Ma mère avait des phrases comme ça, tellement drôles. Elle me disait : « Si un producteur t’invite à dîner, ce n’est pas pour manger. » Ça fait que je sais comment ce métier fonctionne. Et, à l’époque, j’ai vu des gens autour de moi se briser contre le miroir aux alouettes. Moi, je voyais tout. Ou alors je ne voyais rien du tout – la quiche totale ! En tout cas, c’était une protection. Et puis, j’ai commencé le cinéma avec des gens de mon âge.
Vous faites référence à la bande que vous avez formée à la fin des années 1980 avec Noémie Lvovsky ou Arnaud Desplechin, alors jeunes figures prometteuses du cinéma d’auteur français. Comment est-ce que ce groupe s’est créé ?
J’étais au cours Florent et, à La Fémis, ils avaient organisé un stage de direction d’acteurs, dirigé par Chantal Akerman. J’ai été prise, et on a été les cobayes pour ces jeunes réalisateurs qui étaient tétanisés. La seule qui s’intéressait un peu aux acteurs, c’était Noémie Lvovsky, qui avait pris des cours de théâtre aussi. Je l’ai rencontrée comme ça. J’ai fait son court métrage de sortie de La Fémis [Dis-moi oui, dis-moi non, sélectionné à Cannes en 1990 dans la section Prospectives du cinéma français, ndlr], avec Valeria Bruni-Tedeschi [les deux actrices joueront également dans le premier long métrage de Noémie Lvovsky, Oublie-moi, sorti en 1994, ndlr]. Et en rencontrant Noémie, j’ai rencontré Éric Rochant, Arnaud Desplechin… C’était une bande extraordinaire. À l’époque, je faisais des castings de cinéma, mais ça ne marchait jamais avec les vieux réalisateurs. Je me faisais rembarrer à chaque fois. Avec ces gens de mon âge, j’ai pu rentrer de plain-pied dans mon époque.
De La Vie des morts (1991) à Rois et reine (2004) en passant par Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996), vous êtes l’un des visages les plus marquants et récurrents du cinéma d’Arnaud Desplechin, plutôt axé sur le monde bourgeois, les conflits intrafamiliaux. Vous n’avez jamais eu peur qu’on vous mette dans une case « films d’auteur » ?
Non, parce que j’ai refusé des films qui étaient des copiés-collés des films de Desplechin. Je me souviens qu’après Sur mes lèvres [film de Jacques Audiard sorti en 2001, dans lequel elle joue une secrétaire malentendante – rôle pour lequel elle a reçu le César de la meilleure actrice en 2002, ndlr], j’ai reçu deux propositions pour jouer une sourde. Enfin, je veux dire, les gars, ils n’ont pas beaucoup d’imagination ! Mais là, avec Noël Joyeux, j’ai fait ma première comédie populaire, alors que je pensais que ça n’arriverait jamais. Mon fonctionnement, c’est de ne jamais aller à la pêche aux rôles. Ce n’est pas moi, je n’y arrive pas. Et les petites tentatives que j’ai faites ont été stériles. Moi, j’attends qu’on m’appelle. Ça vient de ma timidité. Et puis peut-être que c’est de l’orgueil mal placé aussi.
Vous avez annoncé la disparition de la cinéaste Sophie Fillières en juillet dernier sur Instagram. Son cinéma était assez inclassable. Quels souvenirs gardez-vous d’elle ?
J’adorais la personne. Elle était tellement intelligente, généreuse. J’ai revu deux de ses films que je suis allée présenter au festival de La Roche-sur-Yon, Arrête ou je continue [sorti en 2014, sur la crise et la quête de sens d’un couple ensemble depuis longtemps, ndlr] et Gentille [une comédie absurde, sortie en 2005, qui tire le portrait d’une trentenaire tiraillée entre ses amours, ndlr], qui pour moi est un chef-d’œuvre. Ils ne vieillissent pas. Elle est à un endroit très particulier : elle est à la fois drôle et très mélancolique. Il y a une grande douleur dans ses films, mais qu’elle cache par pudeur. C’est une grande cinéaste, et je pense que les gens s’en sont rendu compte à sa mort. C’est atroce. Parce que je sais qu’elle a eu beaucoup de mal à faire son dernier film. Personne ne l’a suivie. Elle n’a pas dit qu’elle était malade [la nature de sa maladie n’a jamais été divulguée, ndlr], parce que si elle l’avait dit, elle ne l’aurait peut-être même pas fait, les assurances n’auraient pas suivi. Ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer, participent au montage de son dernier film. Elle avait laissé ses instructions. C’est beau.
Et vous, vous avez déjà pensé à passer derrière la caméra ?
Oui, c’est dans les tuyaux, mais c’est compliqué. Si j’avais su que c’était aussi difficile de trouver de l’argent pour faire un film… J’aime bien écrire. Souvent, j’écris des petites nouvelles, des portraits, des fragments inspirés de la réalité. Avant d’écrire ce scénario, je n’arrivais pas à écrire des histoires complètement inventées.
Noël joyeux de Clément Michel,
Gaumont (1 h 27), sortie le 6 décembre
Un silence de Joachim Lafosse, Les Films du Losange (1 h 39), sortie le 10 janvier
L’Homme d’argile d’Anaïs Tellenne,
New Story (1 h 34), sortie le 24 janvier
Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS