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Dans le bain érotique d’Alain Guiraudie
- Laura Tuillier
- 2013-06-11
Un territoire inquiétant et irrésistible : celui de la passion amoureuse, envisagée comme folie mortifère. Ça se passe pendant les vacances d’été, entre la plage et le parking. C’est un lieu de drague et de baise pour hommes, protégé par une végétation généreuse. C’est là que vient tous les jours Franck, un jeune homme à la recherche de plaisir sensuel. L’Inconnu du lac, dans sa simplicité esthétique et narrative, se déploie d’abord sans en avoir l’air. Franck nage beaucoup, il se sèche au soleil, va draguer dans les bosquets, et plus si affinités. La beauté solaire des images d’Alain Guiraudie semble alors pouvoir suffire. En effet, après Le Roi de l’évasion, qui foisonnait de personnages secondaires et de détails sociologiques truculents sur le milieu de l’agriculture et la communauté homo de province, Alain Guiraudie fait le choix intelligent de procéder ici par soustraction : un seul lieu, le lac et ses alentours, que le film ne quittera jamais ; un seul temps, les journées de vacances et leur troublante similarité ; et un seul désir, que Guiraudie prend le temps de filmer de près, dans la longueur. Les scènes de sexe sont là, nombreuses. Le réalisateur n’évite de montrer ni l’acte ni ses alentours – comment on s’y prend, est-ce qu’on se protège, ce qui se dit après la jouissance. Deux hommes s’enlacent, s’enchaînent et s’étouffent, comme si l’épanouissement du corps n’allait jamais sans un serrement, possiblement fatal, du cœur.
L’Inconnu du lac se déroule en un seul lieu, dont les différents espaces sont très délimités. Pourquoi cette envie d’unité ?
J’ai fait des moyens métrages qui se passaient en un seul lieu – je pense à Ce vieux rêve qui bouge ou àDu soleil pour les gueux –, puis un long métrage, Le Roi de l’évasion, qui lui bougeait pas mal. J’avais envie de revenir à une structure plus simple, dans un espace à l’air libre. Je n’en pouvais plus des scènes d’intérieur. Tourner dans une chambre à coucher, ça me fait vraiment chier. C’est une question de claustrophobie, je suis gêné au niveau de ma mise en scène, je me sens à l’étroit. Dans la mise en scène de L’Inconnu du lac, j’ai insisté sur cette récurrence des mêmes espaces ; le parking est toujours filmé sous le même angle.
Vos personnages ne sont pas ancrés dans la vie, ils vivent dans un microcosme sans contrechamp. Sont-ils hors de la société ?
Le film se situe quelque part entre le conte et la tragédie ; j’ai donc mis peu d’indices temporels. La forme d’anse de la plage évoque le théâtre antique. Et la simplicité du film donne un côté Petit Chaperon rouge. Les contes de Perrault ont d’ailleurs beaucoup compté pour moi. En même temps, je suis dans quelque chose d’assez documentaire par rapport aux pratiques de ces lieux-là.
Le film s’attache à un rythme très routinier, qui est aussi celui de n’importe quelle journée de vacances. Comment se lance-t-on dans l’écriture d’un scénario qui fait autant appel à la réitération, à la répétition ?
Je ne suis pas dans une logique de « varions les plaisirs ». Je fais confiance aux comédiens pour insuffler des variations, des nuances. Ils doivent pouvoir véhiculer beaucoup de sous-textes, par les regards, le corps. Le montage joue aussi un grand rôle pour faire monter l’inquiétude. Quelque chose se décale peu à peu, le rythme se crée. C’est un travail extrêmement intuitif. Pour ce film, j’ai eu tendance à retrancher, à couper des séquences dialoguées, toujours dans l’idée d’augmenter le mystère.
Comment avez-vous travaillé avec les deux acteurs principaux, Pierre Deladonchamps et Christophe Paou ?
On a vu beaucoup de mecs avant de trouver le duo qui fonctionne à plein – John Ford a dit que le casting, c’est 80 % de la mise en scène. J’ai pas mal répété avec eux. Il y avait des séquences pas évidentes à tourner, celles de sexe par exemple. Je leur faisais des petits dessins, comme pour une chorégraphie.
Michel, l’inconnu du lac, charrie des forces contraires lorsqu’il est à l’écran. Il fascine et inquiète. De quoi est-il le reflet ?
Michel, c’est le baiseur moderne. Il dissocie dormir et coucher ensemble pour des raisons sociales. Même s’il est investi dans la relation amoureuse, il arrive à cloisonner sa vie, à enchaîner les mecs, avec le cynisme qui va avec. La question qu’il pose est très importante pour moi : est-ce qu’il faut prolonger le désir le plus longtemps possible, ou le brûler immédiatement ? Moi, je suis romantique, je pense qu’il faut y aller à fond.
En marge du duo fusionnel composé par Franck et Michel, il y a Henri, qui est très ouvert, très franc, loin du mystère des deux hommes. Son destin est tragique, comme si l’honnêteté pouvait détruire.
Henri est un personnage suicidaire, il meurt de désespoir. Pour moi, il est le contrepoint à toute cette frénésie sexuelle en permanence autour de lui. Il est revenu de tout ça, il cherche à voir si un lien sans tension sexuelle est possible. Les partouzes ne l’ont mené à rien. Je trouve ça très beau d’arriver à un certain âge et de ne plus comprendre ce qui s’est passé jusque-là. La question des rapports amicaux me travaille beaucoup. J’ai toujours l’impression que l’amitié est un sentiment faible par rapport à l’amour. Mais j’aime bien l’idée de pouvoir dormir ensemble sans coucher ensemble.
Le détective du film rappelle le personnage de l’inspecteur dans Le Roi de l’évasion, est-il une sorte de Jiminy Cricket bienveillant ?
Effectivement, c’est la voix de la conscience. Il a des couplets moralisateurs ou culpabilisateurs, mais il reste bienveillant. C’est le Candide de l’histoire, il se pose des questions judicieuses sur ce milieu de la drague gay, qui est particulier. Je ne pense pas d’ailleurs que ça concerne uniquement le milieu homo… On a de drôles de façons de s’aimer aujourd’hui !
Il note la solitude des hommes qui fréquentent ce lieu. Pour autant, la chair n’est pas triste.
L’amour, notamment physique, doit rester joyeux ; le sexe, c’est quand même un vrai plaisir ! Mais il y a toujours dans l’amour un moment où plane l’angoisse de la fin du désir. Mais c’est vrai que j’ai pensé le film de façon politique. Il débute de façon très solaire, comme a pu l’être l’idéal de libération sexuelle dans les années 1970, puis on sombre dans une sorte d’aliénation, une injonction à jouir pas très excitante. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, le désir se vit plus au supermarché que dans l’amour… À la fin, on nage dans des ténèbres cauchemardesques.
Le film est presque hitchcockien. Aviez-vous en tête des films à suspense américains ?
J’ai envie de citer Les Dents de la mer, par exemple. Mais je n’avais pas de références précises pour ce film-là ; à part La Nuit du chasseur, qui est un film de chevet. D’ailleurs, L’Inconnu du lac est davantage un thriller existentiel qu’un film de genre.
La fin de L’Inconnu du lac est très sombre, surtout si on la compare à la joyeuse fin hédoniste duRoi de l’évasion, votre film précédent. D’où cette noirceur vient-elle ?
J’aime cette fin-là, elle est tragique parce que Franck choisit d’aller au bout de son désir, même s’il doit en mourir. L’absence de Michel devient alors l’hypothèse la plus terrible. Le tragique n’apparaissait pas vraiment dans Le Roi de l’évasion, j’avais peut-être davantage envie de rire. Là, je voulais tenir le cap de l’inquiétude et du malaise, mêlés au sexe et à l’hédonisme. L’Inconnu du lac est presque un thriller. Je ne dis pas que je ne reviendrai jamais à la bonne vieille comédie, mais je sens que j’ai fait ce film à la lumière du monde, qui me semble de plus en plus inquiétant.
L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie
avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou…(1h37)
sortie le 12 juin