Bénédicte Savoy : « Depuis les années 1960, le cinéma n’a presque pas cessé d’aborder la question des confiscations d’œuvres »

[INTERVIEW] Ours d’or à Berlin, le sublime « Dahomey » de Mati Diop suit le rapatriement au Bénin, en 2021, de vingt-six trésors royaux volés par la France colonisatrice à la fin du XIXe siècle. Pour éclairer les enjeux de ce documentaire, on a rencontré l’historienne de l’art Bénédicte Savoy. Dans son livre passionnant À qui appartient la beauté ? (La Découverte, 2024), elle révèle la violence politique derrière le déplacement, pour diverses raisons, d’œuvres d’art comme le Buste de Néfertiti, La Madone Sixtine ou les trésors royaux du Bénin.


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Qu’avez-vous pensé du film de Mati Diop, qui a remporté en février dernier l’Ours d’or à la Berlinale ?

Je l’ai vu sept fois. C’est un film qui est court, atypique, qui se déploie. Chaque instant, chaque bruit, chaque image compte. J’étais particulièrement fascinée parce que j’ai assisté en vrai à certaines scènes, notamment le rapatriement des pièces [première restitution de grande ampleur d’objets de collections publiques à un pays d’Afrique, ndlr]. J’ai une grande admiration pour la manière dont Mati Diop a su transformer ce réel. Elle a aussi saisi des moments d’intimité entre les Béninois et Béninoises et ces « trésors royaux », balayé des stéréotypes selon lesquels on ne s’intéresse pas à l’art en Afrique. Je pense que ce film est très en avance sur le débat actuel, qui se focalise en Europe sur des questions étriquées de nécessité de restituer ou non, ou de conditions de conservation… Il est à des années-lumière.

Mati Diop : « En tant qu’afrodescendante, cette histoire me parlait intimement »

Dans votre livre, À qui appartient la beauté ?, vous émettez l’idée que ces pièces ne sont pas simplement des objets, mais plutôt des sujets qui s’expriment. L’une des singularités du film de Mati Diop, c’est d’adopter le point de vue d’une des vingt-six pièces volées…

Le parti pris de Mati Diop fait absolument sens. Il est porté par un puissant monologue écrit par Makenzy Orcel [auteur haïtien, finaliste du prix Goncourt 2022, ndlr]. Les musées font de ces entités des objets. Or, dans leur contexte d’origine, ces pièces ont bien souvent une agentivité, un pouvoir d’action spécial. Ce sont des sujets avec lesquels on parle, on échange. En tant que butins de guerre, ils deviennent un objet de pouvoir patrimonial. Ici, ce sont des héritages dynastiques qui sont transformés en objets de musée, puis qui deviennent autre chose à leur retour dans le pays d’origine.

Plutôt que « vol » ou « spoliation », vous utilisez le terme de « translocation ». Qu’est-ce qui le rend particulièrement pertinent, d’après vous ?

À l’époque de la France révolutionnaire et de Napoléon [entre 1797 et 1815, l’armée napoléonienne a pillé des œuvres en Italie, en Prusse, en Autriche, sur la péninsule Ibérique, ndlr], on parlait de « conquêtes artistiques », de « patrimoine libéré » ou d’utilité publique. Ces mots comprennent un point de vue. Les Français y voyaient quelque chose de positif, tandis que les victimes utilisaient des termes comme « kunstraub » [vols d’œuvres d’art en allemand, ndlr] ou « furti » [vol, cambriolage en italien, ndlr].

Très vite, j’ai compris que, pour aborder ces questions dans la perspective d’une analyse historique, j’aurais besoin de concepts qui n’encapsulent pas en eux le regard de celui qui parle, qui ne permettent pas aux émotions qui sont inhérentes à ce sujet d’empêcher une certaine réflexion. J’ai proposé ce terme de « translocation », emprunté à la génétique. Il désigne la transformation des chromosomes lorsqu’ils bougent. Il y a donc l’idée qu’une chose précieuse déplacée change de sens, de valeur, parfois d’aspect.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ces histoires ?

Elles se sont imposées quand je me suis installée à Berlin. C’était les années 1990, je voulais devenir cameraman. J’ai commencé à travailler pour un journaliste américain qui préparait un sujet sur la porte de Brandebourg, à Berlin. Sur cette porte, il y a un quadrige [une sculpture créée en 1793 par Johann Gottfried Schadow, représentant Éiréné, la déesse grecque de la Victoire, juchée sur un char attelé à quatre chevaux, ndlr]. Le journaliste m’a appris que Napoléon avait emporté ce quadrige en 1807. Ça a été un choc pour moi. Je n’avais jamais entendu parler, malgré ma scolarité française, de l’occupation de Berlin par Napoléon. Alors que j’étais aux Archives nationales pour la première fois, j’ai vite trouvé un carton consacré à ce quadrige – c’est quand même assez rare pour une historienne de trouver directement ce qu’elle cherche.

J’ai par la suite appris qu’une exposition sur Dominique Vivant Denon [écrivain, graveur, diplomate et administrateur du xixe siècle, il est le premier directeur du musée Napoléon, ancien nom du musée du Louvre, ndlr] était en préparation au Louvre. C’est lui qui avait décroché le quadrige, à Berlin. J’ai senti que ce sujet des restitutions pourrait passionner.

En France, on est très attaché à la notion de « patrimoine ». Pourquoi, d’après vous ?

Je n’ai pas de réponse simple à cette question, mais force est de constater qu’en Europe cette notion est moins intimement liée qu’en France à l’idée que les pays se font d’eux-mêmes. C’est peut-être assez semblable en Italie, mais en France on peut dire que le patrimoine, la laïcité et la République marchent ensemble. Il y a évidemment des raisons historiques : la Révolution française, qui a théorisé la notion de patrimoine et a fait éclore les musées publics, en a fait un élément lié à la nation.

C’est également dû à des pratiques. En France, on apprend tôt à l’école que tout cela nous appartient. Le service public est aussi une notion très importante en France. Elle n’existe pas de cette manière en Allemagne et elle désigne quelque chose de différent en Angleterre. Les professionnels de musée, du patrimoine, des archives ont un corps de métier très puissant et exigeant dans l’Hexagone – un peu comme le volet public de l’industrie du luxe. Je crois qu’on ne voit ça nulle part ailleurs en Europe.

Depuis quand la question de la restitution s’est-elle imposée dans le débat politique et juridique ?

Pour ce qui concerne le continent africain, les demandes de restitution interviennent de manière forte au moment des indépendances. Dans les années 1960 sont sortis les premiers grands textes, comme « Rendez-nous l’art nègre » [titre d’un éditorial écrit en 1965 par le poète et journaliste béninois Paulin Joachim pour la revue Bingo, diffusée dans l’Afrique francophone, ndlr]. Le premier moment juridique prend racine au Zaïre, aujourd’hui la République démocratique du Congo. En 1973, le dictateur Mobutu Sese Seko amène ce sujet – qui a déjà gagné les esprits depuis une dizaine d’années – lors d’un discours à l’ONU, à New York. L’ONU adopte alors une résolution en faveur de la restitution, par les pays qui les possèdent, de pièces appartenant aux «victimes de la colonisation », comme formulé dans le texte. L’ONU va confier ce texte à sa branche culturelle, l’UNESCO, qui n’en fait son affaire que vers la fin des années 1970, lorsqu’arrive le premier directeur général de l’UNESCO issu du continent africain Amadou-Mahtar M’Bow [grand homme politique sénégalais, nommé plusieurs fois ministre dans son pays, ndlr], qui a aujourd’hui 103 ans.

À partir de 1977-1978, ce thème commence à être médiatisé. Ça arrive donc du continent africain et de son monde intellectuel, ça passe par l’ONU, qui renvoie le sujet en Europe, et ça devient dès lors un sujet européen. Il y a alors un barrage très fort de la part des ministères, des administrations, qui refusent que l’on en parle, qui étouffent le sujet. En France, cela dure jusqu’en 2016, avec la demande du Bénin.

Après son élection en 2017, Emmanuel Macron vous a commandé un rapport sur le sujet, en coréalisation avec Felwine Sarr. Quel était le projet ?

Quand Emmanuel Macron a été élu, il a voulu changer les relations diplomatiques avec l’Afrique. Il nous a donc demandé, à Felwine Sarr [écrivain, économiste, universitaire et musicien sénégalais, ndlr] et à moi, d’engager un travail sur les spoliations coloniales et ce que l’on devait en faire aujourd’hui. Dans ce rapport [publié en 2018 aux éditions du Seuil/Philippe Rey, ce « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle » recommande notamment une restitution permanente des biens culturels acquis illégalement en Afrique, ndlr], on préconisait une modification du Code du patrimoine [visant à lever le caractère « inaliénable » des collections arrivées en France à la faveur de la colonisation ndlr], d’après les conseils de juristes spécialisés, mais elle n’a pas été mise en œuvre immédiatement. Néanmoins, un projet de loi est prêt.

« L’idée que la science historique est une science futuriste m’est très chère. »

Le rapport a suscité beaucoup de réactions en France. Qu’est-ce qui rend les sujets mémoriels comme celui-ci si polémiques ?

Ces sujets-là nécessitent une culture et des pratiques de travail sur l’histoire qui n’existent pas encore en France. En Allemagne, la société est habituée à travailler sur un passé violent et qui ne passe pas, celui du nazisme, parce qu’il y a une culpabilité. Tout un système d’outillage collectif, scolaire, médiatique s’est mis en place ces dernières décennies, qui fait qu’on peut en parler. En Grande­-Bretagne, le travail de recherche sur les anciennes colonies est en train de se faire. Le pays a quelques années d’avance sur la France, qui reste très bloquée, probablement parce qu’il y a l’idée qu’on ne fait pas de différence entre les individus, que cela irait contre la notion de république.

Dans notre rapport, Felwine Sarr et moi avons insisté sur l’idée qu’on parlait du passé pour ouvrir un nouvel horizon dans ce que l’on appelle «l’éthique relationnelle ». L’idée que la science historique est une science futuriste m’est très chère. Mais il faut être sensible au phénomène que cela peut provoquer : une nouvelle traumatisation, une réouverture des plaies. C’est ce que montre la séquence du film de Mati Diop dans laquelle des étudiants d’université débattent. On ne peut réfléchir à l’avenir qu’en libérant la parole.

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Dahomey de Mati Diop

Vous citez dans votre livre quelques films consacrés à des histoires de « translocations ». Comment le cinéma s’en est-il emparé ?

C’est un sujet très cinématographique. Depuis les années 1960, le cinéma n’a presque pas cessé de l’aborder. En 1961, on a la première grande coproduction germano-soviétique, avec le film Cinq Jours, cinq nuits [qui a été réalisé par Leo Arnchtam, Heinz Thiel et Anatolij Golowanow, ndlr], sur la confiscation par l’Union soviétique de grandes collections d’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi Le Train [1964, réalisé par John Frankenheimer, Arthur Penn et Bernard Farrel, coproduit par la France et les États-Unis, ndlr], sur les biens emportés par les nazis. Et puis il y a un regain depuis les années 2000 avec Chinese Zodiac [de Jackie Chan, qui raconte la quête d’un homme pour retrouver douze statues de bronze pillées par l’armée française en Chine lors de la guerre de l’opium, en 1860. Le film est sorti en 2012, ndlr] ou Monuments Men [2014, réalisé par George Clooney, ce film raconte la mission d’un groupe d’historiennes et d’historiens de l’art au sein de l’US Army pour récupérer en Allemagne les œuvres amassées par les nazis, ndlr].

Invasion 1897 de Lancelot Oduwa Imasuen

Black Panther tourne aussi, en un sens, autour de ces questions. Tout comme Nollywood, le cinéma nigérian, avec le film Invasion 1897 [sur la colonisation britannique dans le royaume du Bénin, sorti au Nigeria en 2014, ndlr]. Le cinéma s’en est donc emparé bien avant les politiques et les universités. Et le fait que la pop culture se l’approprie, c’est bien la preuve que ce sujet occupe les esprits.

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS