La tentation de l’île au cinéma [1/2]

C’est une aventure infinie : au cinéma, en cartes ou en mots, en mythes ou en philo, on n’aura jamais fait le tour de l’île. Territoire fantasmatique s’il en est, l’île est au cœur de trois films importants de la rentrée : « Pacifiction. Tourment sur les îles », « Sans filtre » (en salles cette semine) et « L’Origine du mal ». On a sondé des cinéastes, des philosophes et des scientifiques pour tenter d’explorer son foisonnant paysage imaginaire, de « L’Utopie » de Thomas More au métavers de Mark Zuckerberg.


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TOURISTE

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Pour les Occidentaux que nous sommes, l’île est bien souvent d’abord synonyme de vacances. Donc de touristes. Néocolon consommateur, le touriste fantasme beaucoup son séjour – et les coutumes locales – et, forcément, le profit s’en mêle. Jacques Rozier s’en moquait déjà dans les années 1970 avec Les Naufragés de l’île de La Tortue – et Pierre Richard, Jacques Villeret et leurs vacances en forme de robinsonnade foirée. Plus récemment, la série The White Lotus de Mike White (la première saison a été diffusée l’an dernier sur OCS) réunissait les pires spécimens de touristes tout-puissants dans un resort de luxe pour des vacances cauchemardesques.

Et ce ne sont pas les naufragés du Sans filtre de Ruben Östlund (Palme d’or à Cannes en mai ; sortie le 28 septembre), veules et sûrs d’eux, qui vont changer la donne. Si le touriste consomme, dans le cinéma d’horreur, c’est lui qui est consommé par une île avide de digérer et de recracher ceux qui viendraient simplement la piller (Nightmare Island de Jeff Wadlow, 2020). Mais, parfois, tout le monde passe aussi simplement de bonnes vacances (voir « Paradis »). • Renan Cros

« Sans Filtre » de Ruben Östlund : croisade de sales gosses

PARADIS

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Mirage exotisant du paradis lointain marketé par l’industrie du tourisme, l’île paradis est vantée comme tel par certains récits très « guide de vie ». Comme dans le cheesy Mange, prie, aime de Ryan Murphy (2010), où l’accomplissement personnel d’une cadre surmenée (Julia Roberts) se calque sur une vision individualiste : manger des pâtes en Italie, prier Bouddha en Inde et rencontrer un bel homme riche à Bali. Mais l’image du paradis est bien plus drôle lorsqu’elle affirme à fond son côté toc. C’est le cas dans la comédie musicale Mamma Mia! de Phyllida Lloyd (2008), dans lequel une jeune fille cherche son père biologique parmi plusieurs hommes qu’elle invite à son mariage, et où le lyrisme premier degré des chansons d’Abba accompagne l’idéalisation camp de l’île grecque de Kalokairi. Quant à La Tortue rouge (2016), film d’animation poétique du Néerlandais Michael Dudok de Wit, son trait épuré et élégant comme ses teintes douces permettent de renouveler la vision criarde du paradis – qui ne le devient que lorsque le héros, un naufragé, entre en harmonie avec son écosystème. • Quentin Grosset

L’île vue par… Daniel Scheinert

NATURE

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Pour nous autres humains corrompus par la civilisation, l’île peut être perçue comme le lieu d’un retour à l’état de nature. King Kong, créature simiesque du film réalisé en 1933 par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, est découvert à Skull Island. Ce gigantesque gorille a été pensé par le pionnier des effets spéciaux Willis O’Brien comme anthropomorphe pour nous renvoyer l’image de notre bestialité. D’autres monstres insulaires incarnent des préoccupations écologiques : les dinosaures ramenés à la vie dans Jurassic Park (1993) de Steven Spielberg incar­nent l’ingérence néfaste de l’humanité sur un environnement vengeur. Les réinterprétations du mythe de l’Atlantide (Waterworld de Kevin Reynolds, 1995) peuvent aussi être le signe d’une inquiétude par rapport à la montée des eaux. Dans La Soufrière (1977) de Werner Herzog, il faut composer avec une nature imprévisible. Alors que le volcan de la Soufrière, en Guadeloupe, menace d’entrer en éruption, le réalisateur va à la rencontre de ceux qui ont choisi de rester. Ses plans dépeuplés mettent en image un vieux fantasme, l’île vierge. • Q. G.

L’île vue par… Ruben Östlund

TERRE PROMISE

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Repaire de pirates dans le roman de Robert Louis Stevenson (L’Île au trésor, 1883), décor des aventures de Jack Sparrow de la saga Pirates des Caraïbes, l’île excite notre imaginaire de baroudeur et nous incite à partir à l’aventure. Walter Mitty, l’homme qui rêvait sa vie dans le film de Ben Stiller de 2014, trouve sur les chemins brumeux d’Islande le courage de devenir l’aventurier qu’il rêvait d’être. Sur l’île d’Oléron, le gentil papa tyrannique de Liberté-Oléron (2001) de Bruno Podalydès, lui, joue les capitaines de bateau qui coule. L’aventure prend l’eau, certes, mais c’est l’audace qui compte. Comme dans le récent Le Secret de la cité perdue (2022) où Sandra Bullock et Channing Tatum errent sur une île du Pacifique, les paysages sauvages et l’isolement de l’île exigent de ses visiteurs citadins de lâcher leur boussole pour mieux se perdre et ainsi se découvrir d’insoupçonnés talents d’aventuriers. Mais pas de craintes : comme l’a écrit Jules Verne, l’île mystérieuse veille avec respect et curiosité sur ceux qui l’habitent. • R. C.

JEU

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Et si c’était un immense terrain de jeu ? Une grande étendue au milieu de la mer, un endroit pour rêver, jouer, imaginer… être un enfant, tout simplement. Pas étonnant que le Pays imaginaire du Peter Pan de J. M. Barrie ait la forme d’une île. C’est le pays joyeux des enfants heureux (air connu), la cultissime Île aux enfants de Casimir. Comme la famille qui s’échoue sur une île dans Les Robin­sons des mers du Sud de Ken Annakin (1961), ce sont les enfants qui s’adaptent le mieux à cet espace, le réinventent, le conquièrent et le façonnent selon leurs désirs. La saga du Lagon bleu et sa suite Retour au lagon bleu, sorte de Paul et Virginie ultra kitsch des années 1980, fantasme une enfance insulaire, faites d’amour et d’eau fraîche. Mais l’enfance a aussi ses démons que Sa Majesté des mouches de William Golding, récit d’une société despotique à hauteur d’ado (adapté par Peter Brook au cinéma en 1963), saisit avec horreur et fureur. • R. C.

L’île vue par… Thierry de Peretti

TRÉSOR

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L’Île au trésor, le roman séminal de Robert Louis Stevenson, a donné lieu à de multiples adaptations, de la version de Maurice Tourneur en 1923 à la parodie du Muppet Show en 1996. La fascination qu’il exerce encore tient à son ampleur épique, à ses pirates à l’antihéroïsme transgressif – et aussi à ce qu’il nous met face à notre appât du gain. Dans sa version de 1986, Raúl Ruiz cherchait peut-être à retrouver quelque chose de son sentiment d’enfant époustouflé par ce classique de la littérature jeunesse : il donnait alors le rôle de Jim Hawkins à Melvil Poupaud, petit aventurier de tout juste 12 ans. Même ode à l’enfance dans le documentaire L’Île au trésor de Guillaume Brac (2018), où l’île mystérieuse devient la base de loisirs de Cergy. Une scène de paddle près d’une pyramide surgie d’un point d’eau se mue en quête valeureuse pour quelques gamins. Plus apoca­lyptique, Le Trésor des îles Chiennes (1991) de F. J. Ossang 
transforme le fameux trésor en une source d’énergie inespérée dans un territoire de mort, où se loge l’angoisse de l’épuisement des ressources. • Q. G.

FICTION

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Il n’y a pas que les films avec des îles qui sont empreints d’aventure : leurs tournages aussi. Récemment, le réalisateur catalan Albert Serra nous racontait son expérience à Tahiti pour Pacifiction. Tourment sur les îles (sortie le 9 novembre), tourné en plein confinement : « Il y avait cette atmosphère de vide, de solitude, on avait toute l’île pour nous, c’était génial. Ça se ressent un peu dans le film. C’est même peut-être son sujet. » Pas mal de légendes entourent le tournage de Tabou (1929) de Friedrich W. Murnau à Bora-Bora : l’équipe du film aurait profané des sépultures en installant son QG sur un cimetière. Certains y voient le début d’une malédiction qui a précipité divers incidents, jusqu’à l’accident de voiture mortel de Murnau sur une route de Californie, quelques jours avant la première. Pour Sybil (2019), la cinéaste Justine Triet imaginait, elle, un tournage fictif sur le décor du film Stromboli de Roberto Rossellini (1950). La présence en arrière-plan de son célèbre volcan symbolise l’atmosphère chargée de désirs et de tensions éruptifs du tournage qu’elle dépeint. • Q. G.

Albert Serra : « Le côté crépusculaire du pouvoir, ça donne envie d’avoir des images »

AVENTURE

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Repaire de pirates dans le roman de Robert Louis Stevenson (L’Île au trésor, 1883), décor des aventures de Jack Sparrow de la saga Pirates des Caraïbes, l’île excite notre imaginaire de baroudeur et nous incite à partir à l’aventure. Walter Mitty, l’homme qui rêvait sa vie dans le film de Ben Stiller de 2014, trouve sur les chemins brumeux d’Islande le courage de devenir l’aventurier qu’il rêvait d’être. Sur l’île d’Oléron, le gentil papa tyrannique de Liberté-Oléron (2001) de Bruno Podalydès, lui, joue les capitaines de bateau qui coule. L’aventure prend l’eau, certes, mais c’est l’audace qui compte. Comme dans le récent Le Secret de la cité perdue (2022) où Sandra Bullock et Channing Tatum errent sur une île du Pacifique, les paysages sauvages et l’isolement de l’île exigent de ses visiteurs citadins de lâcher leur boussole pour mieux se perdre et ainsi se découvrir d’insoupçonnés talents d’aventuriers. Mais pas de craintes : comme l’a écrit Jules Verne, l’île mystérieuse veille avec respect et curiosité sur ceux qui l’habitent. • R. C.

MONDE INVERSÉ

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Espace vierge, l’île donne la possibilité de renverser les codes et d’essayer d’autres sociétés, une utopie. En 1725, au théâtre, Marivaux donne le ton avec sa comédie L’Île des esclaves, dans laquelle maîtres et valets échangent leur place dans une parabole politique qui interroge les rapports de pouvoir. En 1919, avec L’Admirable Crichton, Cecil B. DeMille adapte pour Hollywood une pièce de l’auteur de Peter Pan et fait valdinguer les conventions sociales et bourgeoises en racontant le naufrage d’un yacht de luxe sur une île et la prise de pouvoir par un majordome sur ces oisifs égarés. Méchant et insolent, le film est une inspiration directe du tout aussi méchant Sans filtre, Palme d’or 2022 (lire p. 23). L’utopie finit toujours par s’éteindre, mais la possibilité d’une île reste la métaphore d’un idéal impossible à atteindre. 

L’île vue par… Sébastien Marnier

FANTÔMES

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Est-ce parce que l’horizon semble toujours nous y observer, ou parce qu’on finit irrémédiablement par revenir sur nos pas ? Sur l’île, on pourrait bien sentir comme une présence… Willem Dafoe et Robert Pattinson, les deux gardiens du phare d’une île perdue de la Nouvelle-Angleterre de The Lighthouse (Robert Eggers, 2019) en font la terrifiante expérience. L’île fait vaciller toutes nos certitudes : mouettes rieuses, monstres tapis dans l’ombre (L’Île du docteur Moreau de John Frankenheimer, 1997), fantômes (L’Île aux trente cercueils, série de 1979 avec Claude Jade) ou encore légende haïtienne sur les morts-vivants qui inspirera bon nombre de films, de Jacques Tourneur (Vaudou, 1943) à Bertrand Bonello (Zombi Child, 2019). La vie insulaire, forcément plus secrète, excite l’imaginaire du culte surnaturel et ses pratiques païennes terrifiantes, comme dans The Wicker Man de Robin Hardy (1973). L’île comme espace hostile, territoire de toutes nos peurs. • R. C.

LA TENTATION DE L