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Hélène Frappat : « Il y a une désinhibition fasciste à l’œuvre actuellement »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-07-03

[INTERVIEW] Enquêtrice perspicace, féministe engagée, l’écrivaine et critique de cinéma s’est intéressée dans son livre « Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes » (2023) aux techniques de manipulation visant à silencier les victimes d’abus. Avec mk2 Institut, elle a imaginé pour la rentrée un cinéclub politique autour de ce phénomène, sous le titre « Cinemagora ». De « Gaslight » (1944) à « Certain Women » (2012), ces films redonnent une puissance à la parole des outsiders et contrent les récits réactionnaires. Entretien.

Comment l’idée de ce cinéclub est-elle venue ?

 À l’origine, mk2 [qui édite ce magazine, ndlr] a envisagé un cinéclub qui mettrait en avant le « female gaze », avec des films de réalisatrices oubliées. Cependant, ce qui me semble important dans l’idée du « female » ou du « male gaze », c’est le « gaze », à savoir la question du point de vue. Évidemment, historiquement le point de vue est aussi déterminé par la question du genre, par l’invisibilisation ou l’exclusion des femmes. Mais, selon moi, il faut repartir de ce qu’est le cinéma, cet art le plus médiumnique qui contient en germe l’avenir de notre société. De là est venu le nom « Cinemagora ». Les politiques répètent souvent un cliché très européanocentré selon lequel l’agora athénienne serait à l’origine de notre sublime civilisation. En réalité, l’agora était un monde d’hommes [dans la société athénienne, les femmes ne bénéficiaient pas du statut de citoyen, c’est-à-dire qu’elles n’avaient aucun droit politique, légal ou social, ndlr]. J’ai donc repris ce terme pour y offrir l’hospitalité aux marges qui en étaient exclues, à commencer par les femmes.

Comment avez-vous composé ce corpus en apparence très diversifié ?

 Je voulais créer une fiction. Le fil rouge de notre futur récit, c’est une voix féminine. On commence avec un film fondateur, Gaslight de George Cukor (1944) [sorti en France sous le titre Hantise, ce film porté par Ingrid Bergman raconte l’histoire d’une femme manipulée par son mari, le meurtrier de sa tante chanteuse, qui la convainc qu’elle est folle, ndlr] auquel j’ai consacré récemment un livre [dans Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Hélène Frappat se réapproprie ce concept forgé à partir du titre et de l’histoire de la pièce adaptée par George Cukor dans le film du même nom, ndlr]. La question politique de la voix, dont je retrace la généalogie antique, n’est pas du tout abstraite, car elle consiste à relancer la possibilité d’une conversation à partir du cinéma. C’est le sujet du film de Cukor : comment la norme du mariage traditionnel a empêché la conversation, en niant l’égalité entre l’homme et la femme. Gaslight a révolutionné la pensée étatsunienne. Le cinéma peut, aussi, être un outil d’émancipation.

La sélection met en avant des films réalisés par des femmes (Kinuyo Tanaka, Barbra Streisand, Marie-Claude Treilhou…). Quelles histoires racontent-elles ?

 Kinuyo Takana a été une actrice-star au Japon – notamment chez Mizoguchi – mais sa carrière de réalisatrice a été oubliée. Maternité éternelle [1955, ndlr] est son chef d’œuvre. L’héroïne de ce film sidérant ne dispose pas de l’attribut censé attirer le regard masculin : une paire de seins, qu’elle perd à cause du cancer. Dans Yentl [1983, ndlr], écrit, produit, réalisé et interprété par Barbra Streisand, une jeune fille désire étudier comme son père à la Yeshiva [établissement d’enseignement supérieur hébraïque, ndlr]. Comme sa condition de fille lui interdit de réaliser son rêve, elle s’habille en homme. Et puis, évidemment, elle chante, puisqu’il s’agit de Barbra Streisand. On en revient à la question de la voix féminine étouffée.

Comme je l’explique dans Le Gaslighting…, Yentl a donné lieu au syndrome du même nom, défini en 1991 par la cardiologue américaine Bernadine Healy, qui a théorisé l’inégalité de genre dans la médecine, et le fait que les femmes soient sous-diagnostiquées, sous-traitées, jusque dans la recherche médicale, où le genre masculin règne en norme. On verra aussi Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou [1980, ndlr], un premier long métrage sublime, très en avance sur son temps. L’histoire d’un cinéma porno, mise en scène du point de vue des ouvreuses, à l’extérieur des salles, et un va-et-vient d’hommes spectateurs. C’est aussi une dérive nocturne dans un Paris prolétaire et marginal en voie de disparition, à l’époque où le libéralisme commence à gentrifier la capitale.

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On retrouve aussi Paul Verhoeven. En quoi son film culte et sulfureux Basic Instinct remet-il le regard féminin au centre ?

 La question est moins le fait que Paul Verhoeven soit un cinéaste féministe - ce qui est une évidence-, que ses choix précis de mise en scène. Où place-t-il sa caméra, et avec elle notre regard ? Dans Basic Instinct [dans lequel une romancière séduit un détective qui enquête sur un meurtre similaire à ceux qu’elle décrit dans ses romans, ndlr], l’angle de notre vision, c’est la chatte d’une femme. Dans la fameuse scène d’interrogatoire, où Sharon Stone croise et décroise les jambes, le but n’est pas de se rincer l’œil, mais d’exhiber le point de vue d’une femme, d’une écrivaine, qui refuse de se marier, d’avoir des enfants. Dès qu’un homme la menace de la réduire à « l’ange du foyer », comme dirait Virginia Woolf, elle s’empare d’un pic à glace. Ce film nous montre qu’il faut arrêter de prendre au pied de la lettre les notions de « female » ou de « male gaze ». Laura Mulvey, qui a inventé le concept [dans son essai Visual Pleasure And Narrative Cinema, paru en 1973, ndlr] et qui adore le cinéma classique hollywoodien, a spécifié que le but, ce n’est pas de jeter le vieux cinéma aux orties, mais de se le réapproprier. Et il ne faut pas s’arrêter au genre des cinéastes pour juger du féminisme d’une œuvre.

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« Il faut questionner le regard du spectateur qui traque le corps, la ride, le kilo "en trop" des actrices. »

En février dernier, dans une tribune publiée dans Le Monde après le témoignage très médiatisé de Judith Godrèche, vous avez parlé d’« arnaque romantique », en expliquant à quel point le mythe du génie créatif a servi d’argument de défense pour les réalisateurs accusés d’abus dans le cinéma. Quel film du cinéclub illustre bien cette idée ?

Madame Bovary [1991, ndlr]. Chabrol se réjouissait de réaliser des « Huppert-films », il jouait avec l’idée d'une co-réalisation avec son actrice de génie, leur œuvre commune témoignant d’une complicité très éloignée de ce que l’on a appris sur les abus commis par des cinéastes sur les actrices. Madame Bovary rappelle que ce sont les grands artistes romantiques français du XIXe siècle qui ont commencé à s’identifier à des « monstres » défiant les codes de la société, qui violent, qui transgressent. Comme s’il était impossible d’être un grand artiste sans faire de victime. Cette mythologie, ce cliché même, sont très ancrés en France. Madame Bovary est la première victime de l’arnaque romantique. Elle voudrait avoir une vie à elle, elle voudrait lire mais la société capitaliste bourgeoise la condamne à acheter des fringues, et à en mourir, puisque ses dettes la mènent au suicide. Je trouve génial que Huppert ait voulu « être » Madame Bovary.

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Vous avez consacré plusieurs textes à des actrices, dont le puissant roman Trois femmes disparaissent, qui revient sur les liens et traumatismes intergénérationnels du trio Tippie Hendren-Mélanie Griffith-Dakota Johnson. Qu’est-ce que le corps des actrices dit de la société selon vous ?

Les actrices transposent de vieux fantasmes mythologiques. Souvent, leurs larmes sont de vraies larmes. Souvent, le sang qui coule est du vrai sang. Il y a une dimension de snuff movie [un film mettant en scène la violence réelle – torture, viol, meurtre… - infligée à une ou plusieurs personne(s), ou un vrai suicide, ndlr], une mise à mort réelle dont le spectateur, lui aussi, doit mesurer l’ambigüité. Il serait trop simple d’opposer les cruels cinéastes aux gentils spectateurs. Il faut questionner le regard du spectateur qui traque le corps, la ride, le kilo « en trop » des actrices. Ce regard de spectateur n’est pas isolable de sa condition politique de citoyen et de son propre rapport au pouvoir.

Vous développez l’idée que certaines actrices, même si elles ne sont pas créditées comme réalisatrices au générique, se sont emparées de la mise en scène des films…

Dans la programmation, il y a ce film déchaîné, Liliane [1933, ndlr] qui, selon moi, a été tout autant réalisé par Alfred E. Green [qui signe seul le film, ndlr] que par Barbara Stanwyck [l’actrice qui joue l’héroïne du film, ndlr]. On en vient à la question des actrices-autrices, que des critiques ont déjà formulée. Stanwyck a toujours voulu se réinventer, participer aux films, et pas seulement comme actrice – elle a aussi été productrice. Ce film [qui raconte l’arrivée à New-York d’une jeune française orpheline, recueillie par un riche avocat, ndlr] précède l’application du code Hayes [règles de censure imposées par la Motion Picture Association of America aux Etats-Unis de 1930 à 1968, appliquées de manière stricte de 1934 à 1952, ndlr], qui contrôle tous les domaines de la mise en scène. Dans Liliane, une jeune fille issue du sous-prolétariat, victime d’un père incestueux, et des clients dégueulasses du bar paternel, va littéralement foutre le feu à la baraque patriarcale. Armée du Gai savoir de Nietzsche, en guise de manuel de survie et d’émancipation, elle va prendre sa revanche. Pour moi, Stanwyck est aux commandes, sans aucun doute.

Plus jeune, vous vous êtes engagée contre le négationnisme. Pourquoi cette cause vous semblait-elle fondamentale ?

Quand j’étais élève à l’Ecole Normale Supérieure, une librairie négationniste a ouvert rue d’Ulm,« La Vieille Taupe », qui vendait notamment Robert Faurisson [auteur et militant négationniste, qui a notamment nié l’existence des chambres à gaz, ndlr]. Avec d’autres élèves, on a créé l’Association de Lutte contre le Négationnisme. On a organisé des manifestations hebdomadaires et on a réussi à faire fermer la librairie. Le négationnisme est aussi central dans la question du gaslighting, dans les discours politiques tels qu’ils sont instrumentalisés aujourd’hui, dans les mensonges qui circulent – notamment cette idée que le RN ne serait pas antisémite. Il y a une désinhibition fasciste à l’œuvre actuellement. Les paroles sont des actes, disait Spinoza. Il est sain pour moi qu’une démocratie se protège de gens comme Dieudonné par exemple. C’est ce qu’avait dit l’immense historien Pierre Vidal-Naquet, que j’avais eu la chance de rencontrer pour lui faire signer une pétition :  l’idée d’« assassins de papiers » [développée dans son ouvrage  Les Assassins de la mémoire, publié en 1987, ndlr]. Nier l’extermination d’un peuple, réécrire l’histoire, c’est un meurtre.

Il paraît que vous deviez aller présenter votre livre Gaslighting… dans un festival en Italie, et qu’après avoir critiqué Giorgia Meloni, la Première ministre d’extrême-droite, toutes vos interventions ont été annulées…

Oui, je devais intervenir au Festival Della Mente, un grand festival de philosophie. Pendant la préparation, j’ai eu le malheur d’évoquer Giorgia Meloni, sur laquelle je travaille actuellement. Il se trouve que j’ai aussi éreinté, dans Les Inrocks, le film Il reste encore demain, qui a fait un carton en Italie [situé juste après la guerre, en 1946, le film, sorti en 2023, suit une mère de famille qui subit la violence de son mari et reçoit un jour la lettre d’un soldat américain qui va changer sa vie, et l’encourager à voter pour la première fois, ndlr]. Mon texte montre la difficulté de réaliser un « gaslight movie » dans un pays catholique qui a élu Meloni. Les organisateurs du festival m’ont d’abord demandé de ne pas parler de Meloni, puis ils ont purement et simplement annulé mon invitation prévue de longue date. C’est une censure.

Qu’est-ce que cela révèle de la méthode de l’extrême droite au pouvoir selon vous ?

En Italie, Giorgia Meloni a annoncé qu’elle allait appliquer la théorie d’Antonio Gramsci [ce militant et intellectuel marxiste italien a développé à la fin des années 1920 le concept de l’hégémonie culturelle, qui part du principe que la conquête du pouvoir passe d’abord par les idées, ndlr]. C’est du gaslighting là-aussi : le retournement d’un penseur marxiste par une dirigeante fasciste. Elle a compris qu’il fallait commencer par attaquer la culture, et c’est ce qu’elle a fait. Elle a démis de leurs fonctions la plupart des dirigeants de la culture. Elle a mis la main sur l’audiovisuel public – la RAI, devenue la « télé Meloni » comme on dit – exactement comme le RN veut le faire ici [dans une interview sur France 3 le 16 juin dernier, Jordan Bardella a réitéré la promesse de campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022 : privatiser France Télévisions et Radio France, ndlr]. Marine Le Pen a compris qu’il fallait imiter son génie tactique. On est à ce moment historique. Donc il est vital de ne pas lâcher le terrain, de créer un lieu où la parole puisse être vivante, où le cinéma redevienne un outil de pensée collective dont les spectateurs-citoyens. puissent s’emparer.

: Cinéclub « Cinemagora » (mk2 Institut), à partir du 19 septembre au mk2 Beaubourg

Image : © DR

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