Dans votre livre, vous émettez cette hypothèse : nous n’aurions pas inventé les rites funéraires pour nous souvenir de nos morts, mais pour les encadrer, voire les faire taire. Comment cette idée peut-elle être mise en regard avec le film ?
Les attentes d’Elsa [Megan Northam, ndlr] sont ambiguës. Elle voudrait que son frère revienne, mais est-elle prête à maintenir le contact à tout prix ? La nature de ce disparu est trouble : est-il en communication avec sa sœur depuis l’endroit où il s’est perdu ? est-ce que cette jeune femme fantasme une existence pour son frère disparu ? Le film laisse imaginer différentes choses.
Cela fait écho à nos propres hésitations ontologiques face aux défunts. Les sociétés humaines oscillent entre souvenir et oubli des morts: il y en a dont on est censé se souvenir, d’autres qu’on voudrait ou qu’on doit oublier… Chaque société traite ses défunts de la façon qui l’intéresse, souvent pour reproduire des hiérarchies entre les vivants. Souvent, par exemple, la mémoire des morts est avant tout celle des hommes : le patriarcat se perpétue aussi dans (et par) l’au-delà!
Le film soulève un conflit entre une mémoire intime et une mémoire officielle des morts.
Oui, c’est un aspect épineux du rapport mémoriel : on ne peut jamais tout retenir d’un mort. C’est la société qui encadre, institutionnalise ce dont on va se souvenir. Elsa est un peu incertaine de la façon dont elle peut ou doit interagir avec son frère. Tout le monde le considère comme mort, elle n’est pas résolue à cette idée. La municipalité a érigé une statue à sa gloire, mais elle a besoin de se raconter une autre histoire sur son héroïsme, qui se nourrit d’un imaginaire qu’ils partageaient tous deux.
Grace a ses talents artistiques, Elsa dispose de moyens concrets, graphiques, pour articuler la mémoire collective à la sienne, pour faire correspondre la mémoire générique à sa mémoire personnelle. Sa mère et son frère n’ont pas les mêmes armes pour façonner une mémoire propre, on ressent presque à cet égard une jalousie de leur part vis-à-vis d’Elsa. En tout cas, les proches d’un disparu sont souvent confrontés à cette difficulté, d’intégrer une mémoire intime à une mémoire officielle.
Le film suggère que la fiction, les histoires qu’on se raconte, peuvent nous aider à créer une nouvelle relation avec nos morts, pour le meilleur et pour le pire. Ici, Elsa s’invente un récit sacrificiel. Comment l’interpréter ?
Partons de l’hypothèse qu’Elsa a tout inventé, qui n’est certainement pas la plus intéressante [dans le film, l’héroïne est contactée depuis l’espace par une forme de vie inconnue qui prétend pouvoir ramener son frère sur terre, et lui fait comprendre qu’il y a un prix à payer, ndlr]. On peut y voir une réflexion sur ce que l’on se sent tenu de faire pour nos disparus. La culpabilité, le sentiment de redevance, mais aussi le désir d’interagir avec nos morts fait proliférer des récits qui peuplent l’absence.
Vinciane Despret [dans son ouvrage publié en 2023, Les Morts à l’œuvre, la philosophe a recueilli les témoignages de personnes racontant la mort de leurs proches, ndlr] a bien mis en évidence que les récits prolifèrent lorsqu’on continue, à bas bruit, à entretenir des relations avec les morts. Dans ces histoires, le statut des défunts est incertain. On ne sait jamais bien s’ils sont le fruit de notre imagination, ou des êtres présents, matériellement inscrits dans notre environnement.
Pas besoin de décider. Ce qui importe, c’est que ces morts nous font agir, nous donnent une impulsion, des tâches à accomplir pour prolonger leur œuvre. À ce titre, le film est glaçant : Elsa semble avoir perdu un frère aimant, complice, mais de cette relation innocente est née une situation – subie ou imaginée – qui se solde par un contrat sacrificiel. En filigrane, le film pose cette question : qu’est-ce qu’on nous impose ou qu’est-ce qu’on s’impose à soi-même face à la perte ? Mais aussi, qu’est-ce que les morts, en tant que forces agissantes, nous rendent capable de faire ?
Quelle lecture faites-vous de la métaphore de la possession, qui parcourt le film ?
En effet, le film traite beaucoup de l’altérité, presque davantage que de la mort. Une altérité intimement présente (obsédante!) et une intimité rendue étrangère, alterisée (sans parler des victimes offertes par Elsa, qui deviennent étrangères à elles-mêmes…). Elsa veut récupérer ce qui lui était le plus proche, et pour cela, elle doit pactiser avec ce qui est le plus loin, créer une relation avec des étrangers, des extraterrestres, qui sont dans son corps, son oreille, qui la font souffrir. Elsa est très intimement possédée. D’ailleurs, il est intéressant de noter que cette possession se fait grâce à une graine, symbole de vie. La graine, c’est l’inverse de la mort, c’est ce qui fait germer et renaître.
Or cette graine la possède et exige d’autres possessions. Si on choisit d’interpréter le film comme une meditation sur le deuil, alors celui-ci est figuré comme une épreuve qui transforme le rapport de l’héroïne à son frère. La disparition, l’absence, nécessite un réarrangement. Dans le dispositif du film, ce réarrangement est curieux, morbide, étonnant. Pour reconfigurer ses relations, Elsa doit faire un geste extrême. Elle doit décider aussi jusqu’où elle est prête à aller, dans quel monde elle veut vivre, avec ou sans son frère.
En s’aventurant dans le genre de la SF, le film suggère que les morts sont des êtres bloqués entre deux mondes. Que vous évoque cette image ?
Une idée récurrente à travers les traditions funéraires humaines est que le mort est un être qui doit être éduqué, qu’il faut convaincre de sa propre mort et qui doit apprendre à être mort. Comme si les défunts étaient des sortes d’enfants, qu’il fallait aider à s’accomplir dans l’au-delà. Certaines sociétés (comme les Sora de l’est de l’Inde ou les Araweté du nord du Brésil) décrivent les « nouveaux » morts comme des êtres laids, informes, disgracieux, méchants car incapables de se contrôler, et ignorant le langage. Ce n’est qu’après un temps qu’ils deviendront capables d’interagir avec les vivants et que ces derniers pourront négocier avec eux.
Et ce n’est qu’à cette condition que la relation entre les vivants et les morts se stabilisera. Chaque tradition funéraire envisage les morts différemment, leur assigne un devenir et des compétences propres. En France et dans d’autre pays d’Europe (pas tous!), on a tendance à envisager la relation aux morts comme un processus pour les vivants, on se préoccupe des étapes de leur deuil, de ce qu’ils imaginent ou croient et de la manière dont cela peut aider à surmonter la perte. Dans d’autres cultures, la mort est plutôt envisagée comme un processus pour les morts eux-mêmes. Ils doivent se transformer compte tenu de leur nouvelle existence.
Pourquoi l’espace, la galaxie est-il un lieu commun privilégié pour représenter l’au-delà ?
Dans le film, on ne sait pas vraiment dans quel endroit de la galaxie est retenu le frère d’Elsa, ou si l’espace est une évocation du néant ou de l’infini dont on émergerait et auquel on aurait vocation à retourner après la mort… Au XIXe siècle, avec les progrès de l’optique et l’invention de la photographie, l’astronomie fait des progrès fulgurants et les images de la surface d’autres planètes se diffusaient auprès du grand public. Cela correspond aussi au grand moment de la vague spiritualiste en Europe et aux États-Unis, où la question du devenir des morts est intensément débattue au regard des dernières découvertes scientifiques.
Certains représentants de ce mouvement supposent alors que les âmes humaines pourraient continuer de vivre dans l’espace après la mort, sur d’autres planètes. L’espoir d’entrer en communication avec les habitants de l’espace rejoignait celle de retrouver ses proches disparus. L’altérité extra-terrestre, comme dans le film de Jeremy Clapin, était la forme prise par les morts pour nous parler.
Cinexploration – Pendant ce temps sur Terre de Jérémy Clapin, le 24 juin à 20h au mk2 Bibliothèque.
La projection du film sera suivie d’une discussion autour du thème « Comment vivre avec nos fantômes ? » avec le cinéaste Jérémy Clapin et Grégory Delaplace, anthropologue, auteur de La voix des fantômes. Quand débordent les morts. (Ed. du Seuil, à paraître le 13 septembre)
Image : © One World Films, Carcadice, France 3 Cinema, Auvergne-Rhône-Alpes Cinema