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Frédérique Villemur : « Le film redonne à Eileen Gray une visibilité, mais montre aussi qu’elle se protégeait du trop-plein, du trop vu, de l'intrusion des autres. »
- Léa André-Sarreau
- 2024-11-15
[INTERVIEW] En 1929, la designeuse et architecte irlandaise Eileen Gray achève de construire un joyau moderne et visionnaire, perché sur la côte rocheuse, face à la mer Méditerranée, entre Monaco et Menton. Intimiste, semblable à un organisme vivant, la villa E. 1027 fascine Le Corbusier – qui la dénaturera sans l’autorisation d’Eileen Gray. Une histoire de réappropriation spatiale, que la cinéaste Beatrice Minger retrace dans son documentaire « E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer », en salles en ce moment. L’historienne de l’art Frédérique Villemur, qui est venue discuter du film lors d’une Cinexploration organisée par mk2 Institut le mardi 12 novembre dernier au mk2 Beaubourg, nous parle des enjeux politiques, féministes et queer autour de cette maison.
Pouvez-vous nous raconter l’histoire, romanesque et tragique, de la villa E. 1027 ?
Eileen Gray construit cette maison sur pilotis à Roquebrune-Cap-Martin, entre 1926 et 1929, avec son ami l’architecte roumain Jean Badovici. En 1932, Eileen Gray laisse la maison à Badovici, et vers 1937-1938, Le Corbusier la découvre et y séjourne. Entre 1937 et 1939, il peint, avec l’autorisation de Badovici, d’imposantes fresques colorées intérieures et extérieures, sans en informer Eileen Gray. A cette époque, les gens du coin surnomment E.1027 « la villa blanche ». Preuve que cette blancheur - quand bien même Eileen Gray avait des choix de couleurs très précis, par exemple pour certains tapis -, était l’essence de la maison. Tout ce blanc servait d'écran mental, de projection pour laisser se déployer l'imaginaire.
En quoi ce geste artistique du Corbusier qui a dénaturé la villa fait preuve de violence?
Le film de Beatrice Minger explore justement ce conflit irrésolu entre Le Corbusier et Eileen Gray. Le Corbusier est intervenu dans cette maison pour territorialiser un désir, pour imposer son envie de couleurs, en badigeonnant les murs blancs de son pennello (pinceau et petit pénis). Il avait notamment rajouté un petit graffito – depuis disparu car il était trop abîmé pour être restauré – qui représentait trois femmes entre elles. C’est un regard masculin qui domine le mur, d’autant que les fresques ont été réalisées à partir de compositions qui étaient inversées. Tout se passe comme s’il s’agissait d’apposer, telle en une impression, sa marque.
La réappropriation ne s’arrête pas là. Le Corbusier construit, tout juste à côté, en 1952, sa propre maison, la cabane en bois Le Cabanon, à côté d'un petit bistrot, L'Etoile de Mer, qui appartient à l’un de ses amis. Au fil du temps, et le film le montre bien, Le Corbusier a évincé le nom d’Eileen Gray, et a laissé croire qu’il était l’architecte de la villa E. 1027. Il a fallu un travail historiographique pour rétablir la vérité. Aujourd’hui, ce qu'on appelle le Cap moderne, qui est inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, c'est tout le site : le cabanon de Corbu, les unités de camping avec le bar restaurant L’Etoile de mer, et la maison E. 1027.
Ce conflit entre Eileen Gray et Le Corbusier est aussi genré. Eileen Gray envisageait cette maison comme un corps organique, habitable, un refuge. Le Corbusier avait une vision plus mécanique, froide, de l’espace…
On a longtemps évincé cette lecture genrée, venue des courants féministes aux Etats-Unis, dans la critique architecturale. Elle est pourtant essentielle pour comprendre ce qu’Eileen Gray a voulu faire avec cette maison, d’une grande radicalité. Sa modernité réside dans la corporéité qu’elle engage. L’habitabilité liée à diverses temporalités, l’intimité est au cœur de son geste architectural – des notions autrement ou non traitées par Le Corbusier.
Cette intimité implique des gestes du quotidien qui ne sont pas de l’ordre du domestique, où les femmes seraient renvoyées aux cuisines. Mais plutôt d’un geste partout fluide, qui permet au corps de se déployer en relation avec les objets. Par exemple, le siège « non-conformiste » d’Eileen Gray a un accoudoir qui permet de fumer, l’autre qui permet de garder le bras dégagé. Cette dissymétrie permet au corps de s’approprier l’espace.
Un même objet peut y avoir plusieurs utilités selon le moment de la journée. Par exemple, une table peut se déployer selon les usages. Les espaces sont escamotables, en fonction du geste intentionnel ou de la sociabilité que vous décidez : intime, à deux ou à trois, l'espace se déploie différemment. C’est d’une grande subtilité. On retrouve aussi dans cette maison le culte du paravent : dans les années 1920, la salle de bain est tout juste en train de naître. Elle invente une coiffeuse-paravent-miroir. Le paravent permet de créer une intimité au sein même d'une pièce, de segmenter et remodeler un espace, donc de lui trouver des usages et des gestes très différents dans un même lieu.
Le film cultive une hybridité entre documentaire et fiction, pour faire renaître Eileen Gray sous les traits d’une actrice. Qu’est-ce que cette forme trouble permet de dire ?
Le dispositif du film est purement mémoriel. Eileen Gray y redécouvre sa maison avec un système d'écrans et de voiles qui flottent dans un espace scénographique moderne. Cette remémoration du lieu réactive aussi ses liens avec Jean Badovici, cette espèce de masculin-féminin, dont on ne sait pas s’il a vraiment été son amant, et avec qui elle a « écrit » cette maison à quatre mains…
Cette forme très intéressante maintient aussi l’énigme d’Eileen Gray quant à son intimité, à ses liens d’amitié. Le film pour autant affiche clairement son lesbianisme. Convoquant une nouvelle modernité pour les femmes, de nouvelles sociabilités, dont les archives et documents font preuve. Elle connaissait bien le milieu lesbien et de la Belle Epoque et des années 1920. Elle fréquentait le Temple de l’Amitié de la romancière américaine Natalie Clifford Barney, salon saphique connu de Tout-Paris. Romaine Brooks, partenaire de Natalie, et artiste dont on voit les tableaux dans le film, s’intéressait tout particulièrement aux productions d’Eileen Gray.
Le documentaire, d’une grande rigueur, se nourrit de ces sources documentaires dans sa trame. Cependant, Gray a demandé que sa correspondance soit brûlée, pour ne laisser que son œuvre parler par elle-même. Le film, très sensuel, nourrit un secret qui sécrète : il ne cesse de créer des possibilités d’interprétation, alors que l’énigmatique reste crypté. Il n’y a pas d’énigme Eileen Gray. Il y a une « sortie du placard », et les siens ont des tiroirs multiples qui s’ouvrent en éventail.
Dans le contexte des années 1920-1930, où les homosexuels sont persécutés, cette maison peut-elle apparaître comme la métaphore d’une Safe place, un endroit où préserver son identité, une « chambre à soi. »
Je dirais même que cet endroit est complètement queer. Quand on regarde en détail les plans de la maison, il y a du contournement, du camp. Il y a de la joyeuseté et de l’ironie dans les lettres au pochoir disposées dans l’espace : « Entrez lentement », « Défense de rire », « Sens interdit », « Invitation au voyage », « Vas-y Totor ». C’est une maison où ne rentre pas directement, on y est conduit graduellement, sensoriellement, de biais en ouverture, le long de murs-épine et de jeux de paravents. C’est une machine à voyager, à rêver. « Avec cette maison, je retrouvais un endroit dont je ne savais pas qu’il m’avait manqué », dit l’actrice au tout début du film. Tout est contenu dans cette phrase saisissante, essentielle, car elle contient en même temps une négation, un refus, et une affirmation. Pour comprendre cette phrase, il faut bien connaître la maison E1027, son approche non dualiste, paradoxale, mais aussi la personnalité d’Eileen Gray. Le film lui redonne une visibilité, mais montre aussi qu’elle se protégeait du trop-plein, du trop vu, de l'intrusion des autres.
E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer, Deam Medias, 1h29, sortie le 13 novembre