« Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel… » Quand, face au miroir, Jean-Pierre Léaud répète frénétiquement ce nom dans Baisers volés, lui et le réalisateur François Truffaut tentent peut-être de fixer ce personnage instable qui leur ressemble. Mais si justement c’était ça, le charme du cycle Antoine Doinel ? Ne raconter la vie qu’à travers la course d’un personnage, ses galères professionnelles, ses agitations sentimentales ?
Truffaut s’est volontairement laissé emporter par son personnage. Et ce, dès le casting qu’il a fait passer à Jean- Pierre Léaud, alors âgé de 14 ans, pour son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups (1959). Truffaut veut raconter sa propre enfance malheureuse, ses relations difficiles avec sa mère et son père adoptif, son séjour éprouvant au centre d’observation des mineurs délinquants de Villejuif. Léaud impressionne le jeune cinéaste par son bagout, son tempérament provocateur – mais il lui ressemble moins que d’autres prétendants, plus introvertis. Qu’importe, il décide de lui donner le rôle.
La suite, on la connaît, Les Quatre Cents Coups est l’un des drames de l’enfance les plus sensibles, racontant la préadolescence de Doinel qui, se sentant abandonné par sa mère et son beau-père, lâche l’école puis fugue d’une pension où il est placé. C’est un film révolté, contre une certaine représentation de la jeunesse délinquante, contre le cinéma de qualité française, et contre la société qui abandonne le jeune Doinel.
Jean-Pierre Léaud, Les Quatre Cents Coups © mk2 Diffusion
Lorsqu’on propose à François Truffaut de réaliser un sketch pour le film collectif L’Amour à vingt ans (1962), il pense à faire revenir son double de fiction – ce sera le court métrage Antoine et Colette, un film sur un ado, ce qui est inédit à l’époque. À partir de là, le personnage se réinvente en antihéros romantique.
Frustré par le format court, Truffaut prolonge l’éducation sentimentale de Doinel dans Baisers volés (1968), dans lequel le cinéaste projette toujours des éléments de sa propre vie. Mais Doinel va de plus en plus tirer vers la fiction, en penchant vers ses modèles littéraires romantiques du xixe siècle, la maladresse en plus.
François Truffaut s’est laissé emporté par son personnage
Dans Baisers volés, Doinel lit Honoré de Balzac et, à partir d’un de ses romans, fantasme sur son aventure gauche avec Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), une femme mariée. Après le tournage de Domicile conjugal (1970), chronique cruelle sur le mariage où Doinel, vingtenaire trop installé à son goût, est infidèle à son épouse, Christine Darbon (Claude Jade), Léaud confie à Truffaut : « Il faut que je change, je dois me conduire mieux avec les filles. » Le réalisateur, éberlué, lui répond alors : « Mais ce n’est pas toi, c’est Doinel. »
Dans L’Amour en fuite (1979), le personnage, désormais trentenaire, revient sur son passé. On le suit à travers des flash-back des précédents films, et on se rend compte de son évolution physique depuis ses 12 ans. Mais Doinel peut-il encore avancer ?
Truffaut, doutant de sa réussite à faire grandir ce personnage qui toujours échappe, s’interrogeait dans sa dernière interview avec Bert Cardullo, en 1984 : « Je me demande si Doinel n’est pas un peu figé, au bout du compte, comme un personnage de dessin animé. Vous savez, Mickey ne peut pas vieillir. » En stoppant le cycle Doinel, Truffaut n’a en rien fixé son antihéros. Anachronique avec ses grands airs lyriques, sûrement hors du temps, Antoine Doinel est toujours en fuite.
Image : Les Deux Anglaises et Le Continent © Carlotta Films