Comme dans J’ai toujours rêvé d’être un gangster, vous mettez en scène des personnages de malfrats mélancoliques. Qu’est-ce qui vous touche en eux ?
En général, les malfrats qui m’intéressent sont ceux qui le sont devenus par la force des choses. Dans J’ai toujours rêvé d’être un gangster, c’étaient plus des gars un peu désespérés, qui n’ont pas de fric, plus de solution. Je ne pourrais pas filmer l’histoire d’un braquage par exemple, ou des gangsters à la Melville. Je suis plus attiré par leur quotidien, leur rapport à leurs femmes, leurs enfants, par la tendresse qu’ils peuvent ressortir pour la personne qu’ils kidnappent, par leur cœur. Je ne suis pas un dingue des voyous, des voleurs, je n’ai pas vraiment de fascination pour ça, c’est plutôt leur marginalité qui m’interpelle.
Dans votre mise en scène, vous les montrez inadaptés au monde, leurs corps cadrent mal dans le décor.
Ce rapport au décor, ça a à voir avec la part de soi-même qu’on peut y projeter. Il y a tout un cinéma du Nord que j’aime beaucoup, comme celui d’Aki Kaurismäki [réalisateur finlandais à qui l’on doit J’ai engagé un tueur, sorti en 1991, ou Le Havre, sorti en 2011, ndlr]. Ses paysages sont assez vides, ils ressemblent presque à une toile blanche. Ils ne sont pas beaux comme ça, ils exigent qu’on pose notre regard sur eux d’une certaine façon.
Vous filmez Dunkerque, un monde portuaire sur lequel vous posez un regard empli de mélancolie. Que trouvez-vous de singulier dans ce paysage ?
Je retrouve quelque chose de mon enfance. Mon père était ouvrier, il travaillait dans des usines de serrurerie. J’aimais bien regarder cette bande de gars, qui manipulaient de la ferraille et avaient une vie assez dure, en dehors du boulot. Je voyais leur tendresse pour leur famille, et leur côté attachant se démultipliait, comme lorsque quelqu’un de très pudique ose offrir une fleur. L’émotion prend des proportions incroyables.
, Aki Kaurismäki… Que vous ont appris ces auteurs qui vous ont influencé ?
Jarmusch, c’est le fait qu’il soit toujours resté fidèle à ses convictions qui me passionne. Kaurismäki, il me fascine par son rapport à l’infiniment petit, l’infiniment grand. À partir d’un personnage, il peut raconter l’histoire de l’humanité, un fait social catastrophique, mais avec un humour qui ne condamne jamais personne. Ce qui me plaît chez lui c’est aussi sa poésie du quotidien, ce décalage qu’il a : il pose son regard quelques centimètres plus loin et du coup, le monde change complètement. Ses personnages sont un peu hors du temps : ce sont des gens qui bossent à l’usine, des petits voyous, des immigrés, des mecs qui cirent des chaussures. Ça peut se passer aujourd’hui, mais c’est aussi les années 1950, 1960, avec de petits détails, un briquet Zippo, un peigne… Ça compose un univers assez gracieux.
Vos dialogues jouent sur la gêne, le décalage, un grain d’absurde. Comment les écrivez-vous avec votre coscénariste, le dramaturge Gabor Rassov ?
Gabor n’écrit pas les dialogues. Avec lui j’écris une histoire et, ensuite, je me barre et je vais l’adapter, penser aux répliques. Ça m’amuse beaucoup, je trouve qu’on peut exprimer beaucoup de choses avec les dialogues. Là, dans le film, j’ai beaucoup joué avec ceux des adolescents, comme si on avait à cet âge un nombre de choses dégueulasses, grossières à dire, qu’il fallait qu’elles sortent de soi. Par rapport aux acteurs, je ne suis pas du tout à la virgule près, je m’en fous qu’ils les disent comme c’est écrit, ce qui compte c’est que ça sonne. C’est un peu comme de la musique, je me vois comme un type qui écrit une partition que les acteurs vont interpréter selon leur personnalité. Je fais beaucoup de plans-séquence, donc ils savent qu’ils doivent savoir leur texte, l’oublier, et le réinventer.
Le film parle beaucoup du rapport à l’art, du fait de rebondir grâce à lui. Quelles œuvres d’art ont été importantes pour vous quand ça n’allait pas ?
Une œuvre marquante dans ma vie, c’est Don Quichotte de Cervantès. C’est un livre, quand on l’a lu une ou deux fois, on peut reprendre à n’importe quelle page, c’est à chaque fois une aventure. Au cinéma, il y 8 et demi de Federico Fellini : j’ai vraiment l’impression qu’il s’agit d’un film fait pour les cinéastes. Il exprime tellement bien ce moment de doute, quand on est à 200 mètres du décor, qu’on ne sait pas du tout ce qu’on va tourner…
Vous explorez aussi les rapports entre générations. Qu’est-ce que la génération de Jules Benchetrit, votre fils, qui joue un ado rebelle dans le film, a à partager avec celles de Joeystarr ou Bouli Lanners ?
Les gens de ma génération, en tout cas mes amis, ceux dont je suis proche, ceux qui m’attirent, sont chargés de très grande tendresse. J’en vois au contraire qui se durcissent, qui sont dans une sorte d’amertume, mais ils m’intéressent moins. J’ai l’impression qu’il y aurait à transmettre quelque chose de l’ordre de la douceur.
« Nous, on n’a pas été dans la merde jeunes, on était un peu en fin de fête et on a fait l’after. »
Vous, quel ado étiez-vous ?
Je n’étais pas comme ceux du film. J’ai eu une drôle d’adolescence parce que je suis parti de chez mes parents à 15 ans pour travailler à Paris. J’étais très seul. J’avais une chambre de bonne à La Chapelle, et c’étaient les années où je cherchais à gagner ma vie, je faisais l’apprenti-photographe. Ce que je sais, c’est que j’ai rencontré peu d’adultes qui m’ont écouté, encouragé… Peut-être un patron de café où j’allais squatter tous les soirs. Sinon, j’avais cette sensation d’être totalement différent. En arrivant, j’avais l’impression d’être marrant, sûr de moi, mais confronté au monde des adultes, je me suis renfermé, j’avais la sensation de tricher, de ne plus avoir confiance en moi.
C’est le moment où tout pousse différemment, on a une sale gueule, on ne grandit pas à la bonne vitesse, on a une forme de dégueulasserie à lâcher. Moi, je me réfugiais dans les livres de Charles Bukowski, Hubert Selby Jr. John Fante, ou Emmanuel Bove. Je cherchais des dégueulasses, des mecs qui étaient restés ados en fait.
Qui vous remotive aujourd’hui dans la jeune génération ?
Mes enfants déjà, mon fils Jules et ma fille Saul, je trouve qu’ils ont un regard impeccable sur le monde. Ils me fascinent par leur tolérance, leur bienveillance incroyable, leur ouverture. Quand je vois le monde dans lequel on vit en ce moment, ce qui se passe depuis deux ans, ça me décourage pour les gens de 15 ans. Mais, eux, pas du tout, c’est tout le contraire, ils n’ont pas de renoncement, ils ont eu une force, une sorte d’organisation incroyable pour être heureux. Je crois beaucoup en cette génération. Nous, on n’a pas été dans la merde jeunes. Il n’y avait pas la guerre, c’était Mitterrand au pouvoir… On était un peu en fin de fête et on a fait l’after. Après, ça a commencé à merder et là, on met les jeunes dans ce monde en pleine crise climatique. Mais j’ai confiance en eux.
: Cette musique ne joue pour personne de Samuel Benchetrit, UGC Distribution (1 h47), sortie le 29 septembre