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Paul B. Preciado : « Les Orlandos ont toujours été là mais avant, iels étaient endormis, iels ne pouvaient pas exister  »

  • Timé Zoppé
  • 2023-02-23

[INTERVIEW] Le philosophe signe son premier film, « Orlando. Ma biographie politique ». Un essai très libre, entre fiction et documentaire, qui imagine d’autres manières d’envisager la transidentité - et l’identité tout court - en s’inspirant du roman « Orlando » de Virginia Woolf, publié en 1928. On a discuté avec Paul B. Preciado de cette œuvre politique et poétique, qui bouscule les codes en douceur et propose de nouvelles utopies.

Comment avez-vous découvert Orlando, le roman de Virginia Woolf ?

J’ai découvert son œuvre ado, quand j’étudiais la littérature anglaise à l’école. On ne nous parlait pas du tout de la question du changement de sexe dans Orlando, qui est pourtant au cœur du livre. Je suis né en Espagne dans les années 1970, cette possibilité existait peut-être dans mes rêves mais n’était pas réelle. Le fait que quelqu’un comme Virginia Woolf l’écrive, ça m’a fait comprendre que c’était possible. Orlando est devenu pour moi un livre-fétiche, il m’a toujours accompagné. Mais je ne suis pas dans une espèce d’adoration naïve de Woolf. Je pense par exemple que ce n’était pas quelqu’un de sympathique, qu’elle était très bitchy et dure. Avec aussi un background très colonial, par sa mère qui était née à Calcutta. Elle faisait partie de cette espèce de nouvelle bourgeoisie anglaise. Il y a beaucoup de raisons qui font que je ne me sens pas l’Orlando de Virginia Woolf.

Le film travaille justement la question de savoir qui serait Orlando aujourd’hui…

Quand j’ai eu envie de lui écrire cette lettre filmée, c’était pour dire à Woolf : « Ton Orlando n’est pas exactement ce que tu avais imaginé. » Il est certes né dans l’Angleterre coloniale du XVIe siècle, mais aujourd’hui il serait certainement autre chose. Pas blond, pas bourgeois, pas unique [dans le film, plusieurs personnes de tous genres, âges et vécus incarnent successivement le personnage d’Orlando, ndlr.] Woolf imaginait un passage de la masculinité à la féminité, mais pour moi ce qui est plus intéressant encore, c’était la transition d’un régime binaire à non-binaire. En relisant le livre du point de vue d’Orlando, je me suis rendu compte que si elle vivait aujourd’hui, peut-être que Virginia Woolf se dirait non-binaire. Je pense qu’elle avait beaucoup de mal avec la position de la féminité traditionnelle. Sauf qu’en 1928, il n’y avait pas de politique non-binaire. C’est aussi ça que j’ai essayé de faire, une sorte d’adaptation du livre de ce point de vue. C’est pour ça que les Orlandos du film ne sont pas racontés, comme dans la plupart des films sur les trans, selon une trajectoire entre un « avant » et un « après ». Il n’y a pas d’avant et d’après mais tout le temps quelque chose qui échappe au binarisme.

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Toute l’idée du film, notamment les dialogues qui mêlent l’expérience réelle des acteur.ice.s et des passages du livre de Woolf, et la mise en scène qui entremêle les époques, est de dépasser l’expérience individuelle de la transidentité et de la non-binarité au profit d’une expérience collective qui transcende le temps et l’espace. Qu’est-ce qui vous plaît dans cette idée ?

Ce cadre, cette chronologie, c’était une des choses qui m’ont donné envie de travailler sur Orlando en particulier. C’est d’ailleurs ce qui m’a questionné au départ. En m’imaginant m’attaquer à cette adaptation, je me suis dit : « Oh mon dieu, je me suis mis dans mon propre Fitzcarraldo [épopée de Werger Herzog sortie en 1982 dont le tournage dans la forêt amazonienne a été particulièrement long et éprouvant, ndlr]… Quelle idée ! » Quatre cents ans, les voyages… Mais ce qui me plaisait beaucoup dans cette chronologie, c’était que ça permettait de sortir de l’idée que la biographie commence quand on naît et finit quand on meurt. Ce que je voulais raconter, c’est ce qui m’a permis à moi d’être la personne que je suis. Pour ça, j’ai besoin de Christine Jorgensen [une Américaine qui fut la première personne à avoir fait une chirurgie de réassignation sexuelle mondialement médiatisée, dans les années 1950, ndlr], de Marsha P. Johnson [militante trans américaine, figure des émeutes de Stonewall en 1969 puis de de la lutte contre le sida avec ACT UP, ndlr], de Virginia Woolf, mais j’ai aussi besoin d’Eléonore et de Ruben, qui dans mon film ont 8 et 14 ans. Je sens que ce sont beaucoup plus mes contemporains que certaines personnes de mon âge. Il y a Jenny Bel’Air, qui est une figure historique du mouvement trans et de la nuit en France [elle a notamment été physio au Palace pendant des années, ndlr], mais il y a aussi Lilie, une enfant médiatisée en France depuis un ou deux ans parce qu’on lui a refusé un changement de prénom. Toutes ces personnes font partie de ma biographie.

Il y a quelques jours, le 16 février, l’Espagne, le pays où vous êtes né et avez grandi, a voté une loi permettant le changement de genre librement dès 16 ans sur simple déclaration administrative. Comment avez-vous accueilli la nouvelle ?

C’est complexe. D’un côté, je me dis que c’est génial. Mais c’est un espace que je connais, je sais que ça va dépendre beaucoup de la volonté des administrations et des médecins. Aujourd’hui, on nous prête beaucoup d’attention mais en même temps, on est objets de violences quotidiennes… En Espagne, ça a généré un backlash extraordinaire. Surtout, pour moi, la véritable avancée ça serait d’arrêter d’inscrire l’identité sexuelle sur les papiers d’identité. Ne pas mettre « masculin/féminin/autre », ne rien mettre. C’est une forme de discrimination juridique. Ça nous paraîtrait insensé aujourd’hui de mettre sur la carte d’identité « juif » ou « musulman ». On a besoin d’arrêter de tout binariser en permanence, et de se permettre de regarder le monde autrement. Pour moi, c’est réducteur d’être devant quelqu’un et devoir d’emblée dire si c’est un homme ou une femme. Quand je vous regarde, par exemple, je me dis « peut-être non-binaire ». Mais « non-binaire » pour moi ce n’est pas une identité, c’est « beaucoup plus », « au-delà de », c’est une possibilité infinie.

Dans le film, il y a cet horizon utopique dans lequel Virginie Despentes incarne une juge qui octroie des nouveaux papiers d’identité sans mention du genre. J’espère que dans les prochaines années, on arrivera à un nouveau régime de représentation des corps et des identités dans lequel on n’aura pas besoin d’inscrire la différence sexuelle. Mais si on se trompe de stratégie, on perdra à nouveau énormément de temps. On a déjà passé plus de vingt ans à lutter pour les droits au mariage homosexuel. Est-ce qu’on n’aurait pas dû plutôt lutter pour que les personnes puissent obtenir la nationalité d’un espace à partir du moment où elles y habitent ? Aujourd’hui, le mouvement trans est un peu devenu le standard de la gauche radicale, mais on n’est pas un fétiche politique.

Vous dites en voix-off dans le film que pour vous, être trans, c’est devenir poète…

Je trouvais intéressant de travailler avec Virginia Woolf pour échapper à cette colonisation du langage sur notre corps, sur le désir, la sexualité, par les discours psychologique, médical, psychiatrique, psychanalytique. Quand on parle de nous et de nos désirs, la terminologie qu’on utilise est issue de la psychopathologie du XIXe siècle. C’est quand même terrifiant... Dans Orlando, il y a comme un principe poétique qui traverse tout. C’est l’idée d’un écrivain - et c’est peut-être pour ça aussi que ça me touche, parce que j’ai fait le film comme un philosophe, pas comme un réalisateur -, celle qu’on puisse changer le nom de toutes les choses en permanence. Si on perd cette plasticité, on perd la liberté politique, mais aussi le rapport à la vie. Car la vie, c’est la possibilité que les choses soient en mutation, polysémiques, se transforment, se métamorphosent.

J’avais toujours pensé que le changement de prénom légal était politique. Mais quand j’ai changé de prénom, je me suis rendu compte que c’était une révolution poétique. Le fait d’être appelé par un nom différent, de l’entendre prononcé collectivement par les autres, c’est un moment incroyable. Un acte de création. C’est réenchanter le quotidien. Oui, on peut changer le nom des choses. Ce qui était beau quand on a travaillé sur Orlando, c’est qu’à un moment, entre nous, on parlait à peu près comme Virginia Woolf. Après avoir passé notre vie à utiliser le langage de la psychopathologie, de la psychanalyse, c’était soudain une liberté incroyable.

La nature est importante dans le roman de Woolf, ce que vous transposez dans certaines scènes du film. Est-ce que vous aviez l’idée de réenchanter aussi le lien entre nature et transidentité ?

Quand j’ai relu le livre pour l’adapter, je me suis rendu compte que ça commençait par une scène écosexuelle – même si c’est une notion qui a été inventée plus tard par Annie Sprinkle et Beth Stevens, pour désigner cette capacité à être dans un rapport érotique, sensuel, avec tout être vivant, et pas simplement avec les humains dans des relations hétérosexuelles. C’était une surprise, j’avais totalement oublié. Le livre commence par une scène où Orlando fait l’amour avec un arbre. Je me suis demandé comment filmer ça, et en même temps je savais que je ne voulais pas faire de scènes traditionnellement pornographiques, parce que les personnes trans sont représentées soit dans des films d’horreur, soit de manière exotico-pornographique. Je voulais que les personnes dans le film soient représentées exactement comme elles le souhaitaient. Ne pas imposer de codes particuliers. C’est Oscar qui a décidé comment faire l’amour avec l’arbre après avoir lu la scène.

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Vous parlez dans le film de votre rapport au sommeil, en expliquant que c’est là, dans ces phases où vous dormez beaucoup, que vous pouvez projeter d’autres choses sur le monde…

Tous les jours, il nous arrive quelque chose d’assez incroyable : pendant plusieurs heures, on arrête d’être conscients et on entre dans un nouvel univers qu’on ne contrôle pas, on ne sait pas exactement ce que c’est. On est en transition. Dans le roman, Orlando dort tout le temps. Il s’endort même pendant des années. Parfois, socialement, je trouve qu’on est un peu endormis, comme si on était anesthésiés par la dépression néo-libérale. Je trouve qu’on vit un moment où il faut se réveiller. Les Orlandos ont toujours été là mais avant iels étaient endormis parce qu’iels ne pouvaient pas exister. Les rêves m’intéressent énormément, en tant que philosophe. Les rêves pris en-dehors de la lecture psychanalytique. Ça fait des années que je tiens un carnet de rêves, ils m’ont toujours surpris. Et je crois au cinéma comme à une technologie de production de rêves collectifs. C’est comme si on entrait dans la salle et qu’on dormait ensemble pendant 1h40.

Vous critiquez Freud et certains concepts psychanalytiques comme le complexe d’Œdipe et la séparation binaire des genres. De façon plus générale, quel regard portez-vous sur la psychanalyse ?

Je suis en train d’écrire un autre livre sur la psychanalyse. Après avoir sorti Je suis un monstre qui vous parle, qui avait fait l’objet d’une grande controverse [ce texte de Paul B. Preciado, publié dans son intégralité chez Grasset en 2020 et dans lequel il utilise un récit de Franz Kafka sur un singe devenu homme qui s’adresse à une assemblée de scientifiques comme métaphore de sa situation de personne non-binaire parlant devant des psychanalystes, avait d’abord été lu par l’auteur en novembre 2019 lors d’une conférence aux Journées Internationales de l’Ecole de la Cause Freudienne et avait déclenché un tollé dans l’assemblée, ndlr], j’ai eu besoin d’écrire autre chose. Freud m’intéresse énormément comme écrivain. D’ailleurs, il est contemporain de Virginia Woolf, elle a édité ses écrits. Mais en tant que philosophe, je me demande pourquoi certains textes trop proches du langage médico-pathologique nous servent à penser la sexualité, les genres, les rêves, alors qu’on pourrait le faire avec d’autres outils. C’est ce que je propose dans le film, avec Virginia Woolf plutôt que Freud. Après, je pense que la psychanalyse est problématique à bien des égards. Ce n’est pas que Freud, c’est aussi Lacan. Je suis désolé de le dire comme ça mais je pense qu’il y a une transphobie terrifiante chez Lacan.

Beaucoup de personnes pratiquant la psychanalyse ne sont certes pas transphobes, essayent de faire autrement. Mais si l’appareil conceptuel qu’elles utilisent est très binaire, très normatif, extrêmement hétérocentré… Je pense que le temps est venu aujourd’hui d’une transformation épistémologique radicale de la psychanalyse. Quand on s’est retrouvés dans le groupe de lecture d’Orlando, on avait une pratique proche de celle de Félix Guattari ou de la Borde [clinique psychiatrique fondée par Jean Oury en 1953 et basée sur la psychothérapie institutionnelle, soit la remise en question permanente de l’institution pour s’adapter au mieux aux besoin des patients. Le psychanalyste et philosophe Félix Guattari y a travaillé toute sa carrière, ndlr] dans le sens où on faisait une sorte de clinique collective avec Woolf. Et c’était en plus une clinique partagée, parce que les parents des enfants trans sont soudain sortis des récits, des diagnostics, « l’enfant est malade », l’idée de la dysphorie du genre, ça leur a fait beaucoup de bien. Il y a d’autres thérapies intéressantes aujourd’hui, comme la thérapie narrative, qui se pratique beaucoup au Canada.

C’est une idée sous-jacente dans le film : qu’est-ce qu’on fait avec la violence ? La violence binaire, hétéro-patriarcale, coloniale, raciste etc. Beaucoup de personnes sont abimées, littéralement détruites par cette violence. Il faut faire quelque chose, j’en suis convaincu. La réponse, pour moi, c’est de faire une clinique collective de soins, et aussi de se soigner par la poésie.

Le film sera prochainement diffusé sur Arte.

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