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Nicolas Maury : « Dans mon acte de déconstruire des codes, je suis violent »

  • Quentin Grosset
  • 2020-10-12

Silhouette de chat, voix délicate et cristalline, l’acteur Nicolas Maury (Un couteau dans le cœur, Dix pour cent…) fascine par l’intrigant raffinement avec lequel il se promène dans le paysage cinématographique français. Avec spleen et drôlerie, il se raconte dans son premier long métrage en tant que réalisateur, l’hypersensible Garçon chiffon. Il y incarne un comédien au bord des larmes, abandonné par son copain parce que trop jaloux, et en mal de rôles parce que pas dans les cases. À quelques jours de son quarantième anniversaire, il se confie sur ses propres vulnérabilités et sur son parcours, marqué par le désir d’élargir enfin le spectre des masculinités à l’écran.

L’expression « garçon chiffon » évoque l’enfance, la mélancolie, la fragilité. D’où vient-elle ?

Ma mère m’avait surnommé comme ça parce que je traînais un doudou qui au départ était un gros coussin, plus gros que moi. Je suçais mon pouce, avec l’angle du coussin dans la main, et, au fur à mesure que je grandissais, celui-ci a réduit ; c’est devenu un morceau de tissu tout élimé. Ça, c’est pour l’origine autobiographique. Mais si j’ai choisi cette formule comme titre, c’est parce que j’ai pensé à un portrait type, un peu comme dans Les Caractères de La Bruyère. Je me suis demandé : qui serait le « garçon chiffon » ? J’aimais les glissements de sens possibles avec ce mot – en anglais, le chiffon désigne un organza de soie, le plus noble qui existe, tandis qu’en français c’est plutôt un tissu ignoble.

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En quel sens es-tu toi-même un « garçon chiffon » ?

Je peux souvent me trouver dans cet état indéterminé, juste entre l’endormissement et le sommeil, entre le semi-rêve et la semi-­réalité. En ce sens, je suis assez chiffon. Le chiffon, c’est aussi un tissu en devenir, réparable. Moi-même, je suis peut-être un peu moins déchiré que je ne l’ai été autrefois. J’ai aimé trop tragiquement, en étant un peu trop en demande du monde extérieur. Truffaut parle de l’amour comme d’une joie et d’une souffrance. Moi, ça m’était rarement une joie. J’étais plutôt friable.

Comment ce type de masculinité à fleur de peau que tu incarnes te semble perçu aujourd’hui dans la société, dans nos représentations ?

J’ai envie de dire qu’aujourd’hui il y a des acceptations d’apparat – c’est-à-dire qu’on a l’impression qu’on tolère beaucoup plus de choses. Mais je remarque aussi que ça fait bien de sortir un drapeau qui dit « Je ne suis pas homophobe », « Je suis féministe », etc. Je ne trouve pas que les choses changent tant que ça. Je le vois avec ma propre masculinité ; par rapport à comment je peux arriver dans un magasin, à comment je suis habillé à Paris… Les regards n’ont pas tant changé que ça depuis que je suis arrivé ici à 20 ans. La perception générale est encore frileuse parce qu’une masculinité comme la mienne remet en cause beaucoup de choses chez un homme. Ça contredit beaucoup d’éléments en place, alors que je pense que l’idée n’est pas de contredire, mais de coexister voire plus, c’est-à-dire de coembrasser des masculinités et des féminités et même des transidentités différentes.

Ce personnage de garçon chiffon, l’as-tu donc pensé comme une contre-représentation par rapport à une masculinité hégémonique ? Une façon de déconstruire nos représentations des hommes ?

J’ai envie de répondre oui à tes deux questions. J’ai écouté récemment une interview de Gérard Depardieu qui date des années 1970. Il disait : « On dit souvent que les artistes sont sensibles ; mais non, ce sont des sauvages. » Et moi j’ai ça en moi, c’est-à-dire que j’ai certes une délicatesse mais, parfois, dans mon acte de déconstruire des codes, je suis violent. Parce que ces codes-là, pour certains rôles, ils m’ont par exemple empêché de bouffer, pour le dire très trivialement. C’est-à-dire que les gens disaient : « Oui, Maury, c’est un super acteur, mais on va trop loin en le prenant lui. » Donc ça veut dire que c’est une décision de vie ou de mort qu’on a sur moi, par rapport à une idée convenue d’un rôle. Faire ce film aujourd’hui, ce n’est pas une vengeance, mais je l’ai quand même fait avec toute la violence que j’ai pu recevoir. Parce que le métier d’acteur, c’est l’art de la sélection. On est sélectionné, on est sélectionnable. Et ne pas l’être, très souvent, ça m’a forcément donné non pas une haine, mais un feu supplémentaire.

« Au fil du temps, j’ai appris en méditant que l’anxieux c’est celui qui pense toujours au futur »

Certains de tes rôles pourraient au départ être associés à des archétypes d’une virilité convenue : un acteur porno dans Un Couteau dans le cœur de Yann Gonzalez, un père bourru dans Perdrix d’Erwan Le Duc… Toi et les cinéastes avec lesquels tu as travaillé, vous avez souvent cherché à complexifier, à ouvrir le champ des masculinités.

Oui, je l’ai toujours voulu, à un point même qui peut parfois cliver… Je pense qu’au cinéma, si on tape du poing sur la table et qu’on dit « Voilà, c’est ça mon message », on ne fait plus de cinéma, car on s’écarte d’un « principe de délicatesse », évoqué par Sade puis par Barthes. Moi, même si je suis très conscient de ma voix, de mon physique, de mes gestes, je donne au spectateur la possibilité de débattre de ce que je peux devenir. Par exemple après Perdrix, j’ai reçu des témoignages hyper beaux ; beaucoup de gens me disaient : « Ah, c’est bien d’avoir eu cette facette de vous. » Parfois, les spectateurs ont l’impression que nous, acteurs, nous leur appartenons. J’aime bien avoir ce lien très personnel, comme un partenariat qui est une douce illusion.

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Dans Garçon chiffon, Jérémie, ton personnage, est dépassé par sa jalousie amoureuse. Toi, quel jaloux es-tu ?

Le jaloux est quelqu’un qui a peur. Il a une peur soit qu’il masque, soit qu’il affronte, soit qu’il transforme. Je suis passé par tous les aspects de cette peur, de cette intranquillité qui peut être une incroyable fabrique de fiction. Et donc forcément ça crée des chimies très particulières. Au fil du temps, j’ai appris en méditant que l’anxieux c’est celui qui pense toujours au futur. Je pense que l’être dans toute sa splendeur est quelqu’un qui se rapproche de sa respiration présente, qu’elle soit métaphorique ou réelle. J’ai réussi à évacuer cette jalousie, mais très franchement elle revient vite frapper à la porte étant donné l’intensité de mes sentiments. Plus quelque chose est fort, plus ça m’isole dans l’histoire d’amour. La clé serait de ne pas se sentir isolé en aimant. C’est encore quelque chose qui m’est difficile, voire impossible.

Jérémie a toujours l’air assailli de mille pensées à la seconde, ce qu’on perçoit à travers son regard toujours aux aguets. Cette manière de jouer t’est venue spontanément ?

C’était écrit à l’avance. J’ai énormément préparé le tournage, à la fois en tant que réalisateur et qu’acteur, car justement je devais composer avec ces deux pôles. C’est assez schizophrénique : je voulais tutoyer des zones très dépressives avec le rôle de Jérémie, ce qui n’allait pas du tout avec moi en tant que capitaine d’équipe. Ce ne sont pas du tout les mêmes énergies. Il a fallu que je prenne ces deux trajectoires de manière très studieuse… Jérémie est un clown blanc et triste, il fait rentrer en lui le désastre extérieur. Ce que tu dis sur le sentiment d’être aux aguets est très juste. Je voulais être à nu, à cru.

« La fiction m’aide à réparer »

Tu t’es parfois laissé déborder par ce personnage ?

L’entité personnage, elle est compliquée. Un personnage pour moi, c’est une personne avec de l’âge. Un rôle témoigne souvent de l’âge de l’interprète. Les rôles, ce sont comme des documentaires sur ceux ou celles qui les jouent. Cette autre strate, l’emprise qu’une fiction peut avoir sur un acteur, ça me bouleverse. C’est ça qui est beau en art, quand se mêlent la fiction et le documentaire de sa création en cours, comme dans cette œuvre immense, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est le temps mis à confectionner cette œuvre, les quatorze dernières années de la vie de son auteur.

Tu cites À la recherche du temps perdu, qui est aussi une grande œuvre sur la jalousie. Lorsque tu travaillais sur Garçon chiffon, tu as beaucoup pensé à Proust ?

Bien sûr. Quand on est jaloux soi-même, on cherche ceux qui ont vécu la jalousie avec lumière ! La Recherche, je l’ai lue à 20 ans, lors de mon arrivée à Paris. Ça a été un choc. J’avais une passion fixe pour un garçon ; je le fantasmais en Robert de Saint-Loup, tandis que moi j’étais le narrateur. Puis mon grand-père est mort alors que je lisais le passage où justement le narrateur perd sa grand-mère… Pour moi, c’est une œuvre absolument fondamentale. Dans La Prisonnière, il y a des éclats coupants sur la jalousie, sur le fait qu’à un instant t, même si on est persuadés de se tromper , il y a toujours des signes qui font penser qu’on ne se trompe peut-être pas. Ce qui ne traduit pas forcément une maladie, peut-être juste une sur-intelligence inquiète des signes. Quand le narrateur calcule les trajets d’Albertine, c’est une chose, à une époque de ma vie, et encore maintenant si je suis honnête, avec laquelle je me sens familier. Je n’arrive pas à me dire que ce ne sont pas mes propres histoires d’amour qui ont créé cette chose. Je ne veux pas mettre la faute sur moi ou sur Jérémie. Mais la fiction m’aide à réparer.

Dans une séquence de Garçon chiffon, on voit Jérémie enfant dansant sur du Vanessa Paradis devant un miroir. Toi, à partir de quels modèles tu t’es construit ?

J’étais abonné à beaucoup de publications de cinéma, c’était ma seule fenêtre sur le monde : Studio, Première, OK !, donc je découpais beaucoup… Vanessa, c’était déjà la number one, cette fille animale un peu conte de fée. J’aimais tout, ses vêtements, son profil, ce côté chat-oiseau, mais je ne l’imitais pas tellement. Elle me semblait diviser les gens, et j’avais l’impression que c’était la même chose pour moi dans la cour de l’école. Je me suis construit en regardant la force fragile de cette actrice. Plus tard, il y a eu Leonardo DiCaprio ainsi que Macaulay Culkin, parce qu’à l’époque ils incarnaient le territoire de l’enfance. Culkin avait pile mon âge, par exemple. Et puis en grandissant, vers 10 ans, j’ai été absolument fasciné par la mode, les filles, les top-modèles, etc., un univers glamourisé en diable, peuplé de grands photographes. Dans mon univers assez ouvrier, tout ça miroitait dans ma chambre. Je collais des posters puis je découpais une bouche par-ci, un visage par-là, que je recollais avec de la patafix. Je créais un mash-up de toutes ces photos, c’était comme l’inconscient de mes rêves. Et puis il y a eu aussi un truc très bizarre : vers 12-13 ans j’ai eu une obsession pour La Reine Margot de Patrice Chéreau. C’était un film qui avait été annoncé – à l’époque, c’était beau de voir comment les films en préparation, on les rendait tellement frissonnants, frémissants. J’étais devenu fou d’Isabelle Adjani, de la voir sur la moindre image.

Comme le film a cette part très introspective, as-tu découvert des choses sur toi en le réalisant ?

J’ai surtout découvert qu’être cinéaste n’était finalement pas qu’un fantasme. C’était comme un coup de foudre de se rencontrer soi en tant que réalisateur. J’avais déjà fait des courts métrages : j’ai toujours mis en scène le réel pour mieux le regarder, pour mieux l’impressionner avec la caméra. Maintenant, je vais pouvoir architecturer mes visions et ne pas seulement les soumettre à un réalisateur. Après, de manière plus intime, j’ai découvert que les fictions nous dépassent. Des choses que j’ai écrites et qui ne m’étaient pas arrivées se sont déroulées par la suite. C’est comme un révélateur. Je crois que ça va être ça mon occupation désormais : l’amour de la fiction, l’amour des acteurs, l’amour d’une chose qu’on nomme le sentiment de la vérité.

Garçon chiffon de Nicolas Maury, Les Films du Losange (1 h 48), sortie le 28 octobre

Images : © Les Films du Losange

Photographie : © Paloma Pineda pour TROISCOULEURS

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