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Karim Leklou : « Je suis très touché par le destin des classes populaires »

  • Joséphine Leroy
  • 2023-02-07

Il est l’acteur français que tout le monde s’arrache en ce moment. Récemment à l'affiche de « Pour la France » de Rachid Hami, et avant la sortie de « C’est mon homme » de Guillaume Bureau, Karim Leklou fascine dans le rôle d'un voyant charlatan dans l'entêtant « Goutte d'or » de Clément Cogitore, en salles depuis le 1er mars. Des rôles très différents, mais souvent taciturnes, auxquels l’acteur parvient à donner une densité impressionnante, presque troublante. Rencontre.

Avec les sorties de Pour la France, Goutte d’or puis C’est mon homme, qui s’enchaînent, on a l’impression que vous êtes sur toutes les fronts. Ce n’est pas un peu étourdissant ?

C’est étrange. Le Covid a rapproché les films entre eux, à la fois au tournage et dans les dates de sortie. Mais ce n’est pas de mon fait, et ce n’est pas mon rythme de travail, donc c’est assez marrant.  En tout cas, ce sont trois films que j’aime, trois beaux voyages intérieurs.

Pour la France et Goutte d’or sont très différents, mais ils explorent chacun à leur manière l’idée de transmission. Ça a permis d’apporter de l’épaisseur à vos personnages ?

Oui, sur l’identité d’une personne, la trace familiale, c’est quelque chose d’important. On hérite de choses bien, parfois de choses moins bien.  La thématique familiale, c’est difficile d’y échapper quand vous avez un personnage. Là, c’est vrai que ce sont des films qui, de manière très différente, se rejoignent là-dessus. Il s’avère que dans Goutte d’or, j’ai un père fantastique, qui est joué par Ahmed Benaïssa [grand acteur franco-algérien, qui est tragiquement décédé en mai 2022, alors que le film était présenté au Festival de Cannes, ndlr] qui transmet beaucoup de poésie très concrète dans ses mots. On est presque dans le domaine de l’ésotérique. Avec Lubna Azabal, qui joue ma mère dans Pour la France, on est sur le portrait d’une femme indépendante, courageuse, qui peut parfois être cruelle avec ses enfants mais pour le bien de sa famille.

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Pour la France, qui s’inspire de l’histoire du réalisateur Rachid Hami, joue vraiment sur l’antagonisme entre les deux frères, que ce soit au niveau de leurs personnalités ou dans leur façon de plus ou moins bien digérer leurs traumatismes. Est-ce que vous vous sentiez plus proche de l’un ou de l’autre ?

Je comprenais l’un et l’autre et c’est justement ça qui m’intéressait. Je trouvais ça nuancé. Au départ, je m’attendais à un film de procès, de combat pour la vérité [le film s’ouvre sur la mort d’Aïssa, élève de l’école militaire de Saint-Cy incarné par Shaïn Boumedine, pendant un rituel d’intégration, ndlr]. Mais en fait, je me suis rendu compte que tout ça, finalement, c’étaient des schémas de films que je connaissais qui venaient des Etats-Unis : l’homme tout seul pris dans un grand combat contre l’institution. Ce que j’aimais dans le film de Rachid, c’est le fait que ce soit une histoire profondément française. C’est un destin français sur trois pays, trois continents [construit en flashback, le film ravive les souvenirs d’enfance, d’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte des deux frères héros, entre l’Algérie, la France et Taïwan, ndlr] qui rend les sentiments de l’intime universels.

Pour la France et Goutte d’or ne réduisent pas les personnages à leurs origines, comme le cinéma français peut avoir tendance à le faire dès qu’il parle de personnages issus de familles ayant immigré en France. Cet aspect-là a-t-il beaucoup compté à la lecture des scénarios ?

Pour moi, ça n’est même pas une question. Un film qui ne fait que parler des origines, ça en devient fatigant. C’est vrai que dans ces deux films, ce sont des thématiques qui ne sont pas centrales, elles ne déterminent pas mes rôles. Parce que ce sont des récits actuels. On n’est plus dans le cinéma des années 1990. C’est important qu’on ait évolué, qu’on aille vers une modernité du récit, où en fait toutes les histoires sont entendables ou racontables. Le seul point commun qu’il y a peut-être entre Pour la France et Goutte d’or, je trouve, c’est l’élégance qu’ils accordent aux classes populaires. Je trouve que souvent, les politiques aiguisent la thématique des origines pour ne pas parler d’autres choses plus importantes, comme la répartition du capital. Il y a une hiérarchisation, un peu comme dans la pyramide de Maslow [théorie du psychologue américain Abraham Maslow, inventée dans les années 1940, qui classifie les besoins humains : besoins d’accomplissement de soi, d’estime, d’amour, de sécurité, ou besoins physiologiques, ndlr]. Clément Cogitore et Rachid Hami ne rentrent pas dans les débats de communautarisme, de victimisation… Ils font du populaire quelque chose de classe. Et ça, j’en suis extrêmement reconnaissant.

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Ce que vous dîtes fait penser à la manière dont le film de Clément Cogitore présente les personnages des enfants dans Goutte d’or : avec cette « élégance » dont vous parlez.

Ouais, et ça me fait plaisir que vous parliez d’enfants. Parce que bon, voilà, la beauté du cinéma, c’est que ça fait réfléchir parfois. Et souvent, en parlant de ces enfants-là, on utilise les termes de « mineurs isolés » ou « mineurs étrangers » [dans le film, le personnage de Ramsès rencontre des enfants venus de Tanger, ce qui l’amène à avoir une vraie vision, ndlr]. Que ces expressions soient entrées dans la langue française, ça peut interroger, parce qu’on ne parle plus d’enfants en les employant. Comme si ça nous rassurait sur notre propre indifférence. Goutte d’or, ce n’est pas non plus un film béni-oui-oui ou niais, puisque ça parle de la violence produite par ces enfants, mais tout en leur accordant une part d’humanité. Ça parle aussi de gentrification. Je trouve que le film est une photographie du Paris de notre époque. C’est assez dingue parce qu’il est politique par ses images mais ne tient pas vraiment de discours. Pour moi, Clément Cogitore est l’un des plus grands cinéastes au monde.

Vous avez fait du télémarketing avant de faire du cinéma. Est-ce que ça vous a servi dans la composition du personnage de Ramsès, qui tient un commerce de consolation ?

Non, mais avec Tatiana Vialle [la directrice de casting, ndlr] et Clément, on a fait beaucoup de répétitions pour créer ce personnage, lui trouver une voix… C’était un travail magnifique. Parce qu’à la base, je ne correspondais pas du tout au rôle : j’étais d’abord décrit comme un prince du quartier, un charmeur limite. Moi, je suis la contre-proposition de ça. Donc on est partis sur complètement autre chose. Et puis on s’est renseigné sur les voyants. Parfois, je tombais sur des propositions marrantes, comme un mec qui promettait de réparer les PlayStation à distance ou autres problèmes sexuels. Mais on ne voulait pas tomber sur une représentation exotique. Du coup, on a écrit ce personnage qui vient comme ça en jean, t-shirt. Un monsieur-tout-le-monde, qui se sert de tout ce que les gens laissent traîner sur les réseaux pour leur redonner quelque chose [dans le film, Ramsès met au point une technique qui consiste à récupérer des informations sur ses clients à partir de leurs téléphones portables pour les convaincre qu’il communique avec l’au-delà, ndlr]. Ça, c’est hyper intéressant.

Qu’est-ce qui a été le plus dur à travailler ? Les silences ou la parole consolatrice de Ramsès ?

Les silences, le raisonnement intérieur. C’était très important : on a essayé de créer un personnage qui est presque dévoré par la peur de tomber dans l’irrationnel, et de suivre le chemin du père. Ramsès fait tout pour se construire en dehors de ça. Je trouve cette relation au père très belle : il n’arrive pas à lui dire « je t’aime », mais il lui donne de l’argent, et de façon presque maladive. Cet argent n’a pas seulement une valeur matérielle, elle comble sa peur du vide.

Et au niveau du corps de vos personnages, quel genre d’approche vous avez, comment vous vous préparez ?

Quand on a tourné les scènes à Taïwan dans Pour la France, mon personnage est plus jeune, il a un corps différent que dans la partie française, où il a un corps lourd, un corps qui travaille – j’ai fait un stage en boulangerie pour apprendre. Même pour trente secondes d’apparition à l’écran, je trouvais que ça me permettait sans trop intellectualiser de trouver quelque chose dans la démarche. Avoir ce côté lourd, ancré. A Taïwan, mon personnage est plus léger, plus jeune. Du coup, on a fait un travail sur la perte de poids. C’était super drôle parce qu’on était en quarantaine à l’époque, on avait quinze jours où on ne pouvait pas tourner à cause du Covid. On était enfermés dans une chambre d’hôtel. J’ai fait du vélo d’intérieur sept à huit heures par jour. Je mangeais que des salades vertes, je buvais de l’eau et j’ai perdu quinze kilos en deux, trois semaines. C’est comme si j’avais fait le tour de Taïwan dans ma chambre ! Je regardais beaucoup de films – j’ai découvert L’Aveu de Costa-Gavras là-bas [sorti en 1970, ndlr]. Tout ça, c’est des éléments concrets, de corps, où je me dis que ça rime à quelque chose. Je pense aussi à Temps mort d’Eva Duchemin [qui sort le 3 mai, ndlr], où j’incarne un prisonnier qui a une permission de 48h et qui prend beaucoup de médicaments. Je me suis laissé manger plus de poulet que d’habitude pour essayer de gonfler un petit peu. Le corps, il me permet de rentrer dans le personnage, de véhiculer quelque chose sans trop penser. J’ai une mémoire qui dure à peu près une minute, donc si tu me donnes des consignes de plus d’une minute, ça m’embête.

Dans C’est mon homme, votre jouez précisément un homme amnésique, que tout le monde croit reconnaître comme un soldat ayant disparu pendant la Première Guerre mondiale. Comment on fait pour bâtir un personnage sans mémoire ?

On n’apprend pas trop le texte. J’ai essayé de ne pas être trop dans la préparation, la recherche d’effets… Il fallait travailler l’immédiateté. Et il y a quelque chose avec ce personnage, c’est ce mystère qui l’entoure : est-ce qu’il est amnésique ou est-ce qu’il joue ? Est-ce que c’est un opportuniste ou pas ? Et puis là, on m’a proposé quelque chose que j’ai rarement fait, c’est de jouer le séducteur. C’était une expérience très marrante, je me suis vraiment amusé à faire ça. Mais de manière générale, quand je travaille un rôle, je me sers très peu de l’image. Je travaille plus l’aspect documentaire, les expériences de vie réelles. Ou bien le monde imaginaire. Pour moi, le cinéma c’est aussi ça, c’est l’expérience. Vous rencontrez une scène et vous savez qu’un jour elle n’existera plus. Vous gagnez l’expérience et vous la perdez. Pour moi, c’est comme du sport de haut niveau : il y a quelque chose de très jouissif là-dedans, de très addictif. Il y a aussi le côté enfantin qui me plaît. Sur Bac Nord [de Cédric Jimenez, sorti en 2021, ndlr], ça m’amusait de faire un policier.

 En règle générale, vous fonctionnez plus à l’instinct ?

 Oui, mais pas que. Parce que j’adore collaborer avec un réalisateur au scénario. Ma voix personnelle compte très peu, je n’essaie pas de faire passer de message, mais par contre, l’objet scénaristique, j’y suis très sensible, j’ai un rapport viscéral avec. Par exemple, sur le Cogitore, le personnage de départ c’était quelqu’un qui parlait couramment arabe. Mais il n’y a pas d’arabe universel. J’ai dit à Clément : « Voilà, moi je baragouine, je peux dire deux trois mots puis après je peux apprendre en phonétique. Mais par contre, ce qui serait cool, ce serait d’en tenir compte. » Et lui m’a dit : « Bah oui, génial. » Parce que sinon, on aurait fait quoi ? On aurait fait semblant avec les enfants d’être des arabophones. Alors que là, on comprend qu’avec le père de Ramsès, il y a quelque chose de la transmission de la langue qui n’est pas passé. Ça me rappelle aussi nos grands débats avec Clément Cogitore : lui me parlait des Beaux-Arts et moi, je lui parlais de foot. Autant vous dire que c’était un peu Rencontres du troisième type ! Ça m’avait fait marrer : un jour, il a acheté L’Équipe, alors qu’il le faisait jamais. Et je lui avais dit : « Tu peux blaguer sur tout, mais pas sur le football. »

Dans Pour la France, je me baladais dans les costumes, et je vois un maillot de Zidane qui traîne. Et moi je trouve qu’il n’y a pas plus iconique dans les années 2000 que Zidane. C’est un personnage qui appartient à l’histoire de France aujourd’hui, qui a dépassé le cadre du football. Et donc je me dis que mon personnage, si en plus il le porte à l’étranger, ça apporte quelque chose. J’aime beaucoup ces dialogues avec les réalisateurs. 

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Vous parliez du côté enfantin de votre métier. Quelles sont les images qui vous ont marqué étant jeune ?

Quand j’étais petit, j’allais peu au cinéma. Je regardais beaucoup de films en VHS avec mon père. Je les mettais dans le magnétoscope. Ma relation au cinéma, elle est née du petit écran. Il y a plein d’acteurs comme ça – Gérard Depardieu, Michel Serrault, Jacques Villeret – qui sont d’une autre génération mais qui m’ont marqué parce que j’ai grandi avec. Parfois, j’aime bien regarder les films de Coluche, le voir rentrer dans un café des artistes où les gens fument. Josiane Balasko aussi, c’est une immense actrice pour moi. Elle a tant de choses à offrir au cinéma. C’est une dame d’une sensibilité, d’une générosité… Quelque chose qui me fascine chez certains acteurs comme ça, c’est leur connexion à la société française.

En jouant, vous sentez que vous retrouvez un peu cette part d’enfance ?

Oui, mais c’est bizarre, je me suis fait la réflexion l’autre fois : je me suis demandé ce que je serais devenu si j’avais grandi autre part. Moi, j’ai eu la chance de venir d’un milieu populaire [l’acteur a passé sa jeunesse dans les Yvelines. Sa mère était réceptionniste et son père, aujourd’hui disparu, était magasinier chez un fabricant de machines-outils, ndlr], et de grandir avec ce qu’il y a de plus important : l’amour. Et cette part d’amour, j’ai envie de la revendre aussi. Je suis très touché par le destin des classes populaires. Et j’ai eu un père et une mère qui m’ont expliqué que la voie culturelle, c’était la seule voie qui permettait d’exprimer quelque chose. Et je crois que c’est une des raisons pour lesquelles je fais ce métier.

Vos parents n’ont pas eu peur de vous voir vous engager dans cette voie-là ?

Pas ma mère. Mais ça manquait d’objectivité ! Je pouvais lui montrer des trucs un peu douteux, elle me disait : « Ouais, c’est bien ! » J’ai de la chance, elle va souvent voir mes films. Elle me fait des retours et tout, c’est marrant. Et mon père, je pense qu’il avait une appréhension, parce que j’ai beaucoup vivoté avant de pouvoir vivre de ce métier. Il se demandait si j’allais m’en sortir, avoir un toit et à manger. Aujourd’hui, je comprends encore plus ce sentiment qu’hier, parce que ces voies semblent encore plus précaires. Je fais peut-être partie des 1% des acteurs qui ont la chance d’avoir autant de projets. Souvent, on oublie à quel point les acteurs peuvent être dans des situations difficiles, précaires. Je suis privilégié, mais je n’oublie pas la réalité de mon métier pour autant. Et je souhaite aux jeunes acteurs pleins de talent de ne rien lâcher.

Ce qui frappe dans votre jeu, c’est votre capacité à incarner une certaine noirceur. Quel rapport intime vous entretenez avec la nuit ? Est-ce qu’il y a des scènes nocturnes qui vous ont particulièrement marqué ?

J’aime beaucoup jouer, même vivre la nuit. Depuis toujours. C’est bizarre, ça créé des sentiments différents. Je ne sais pas comment l’expliquer. Il y a une part d’animalité, quelque chose qui change. Sur demande de Rachid Hami, j’avais regardé The Yards de James Gray [sorti en 2000, ndlr], pour préparer les scènes de nuit de Pour la France à Taïwan. On avait envie de récréer cette ambiance qui chiffonne. Je pense aussi à Paris, Texas de Wim Wenders [sorti en 1984, ndlr], cette scène de rencontre entre les vitres dans le peepshow. Il y a cette intensité de la noirceur qui me touche. J’aime ce que ça provoque. Et puis la nuit, tous les chats sont gris.

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