D’où vous vient l’envie de filmer des enfants ?
Le défi m’attire : ils sont petits, ce ne sont pas des acteurs. C’est un challenge artistique de leur faire atteindre certaines émotions. Capturer un accident, un fou rire, une chute improbable, des conversations qui se chevauchent… Je n’avais pas envie de faire un film classique, j’étais à la recherche de moments qui nous échappent.
Ce qui me touche aussi, c’est leur innocence. Le fait qu’ils n’ont peur de rien. Parfois, ils ne comprenaient pas forcément ce que je leur demandais, mais je ne voulais pas de tout expliquer, par peur qu’ils intellectualisent sans le vouloir les situations. Souvent, j’étais dans la surprise, dans l’instinct. Je n’aime pas rationnaliser. Il faut un cadre, un scénario, mais si je le respecte, c’est pour pouvoir improviser des séquences, écouter leurs conversations qui sont ma première source d’inspiration.
Cette démarche immersive se rapproche de la sociologie. C’est un domaine qui vous attire ?
C’est drôle que vous disiez ça, parce qu’une sociologue m’a contactée récemment pour présenter Bonne mère dans les prisons, faire des rencontres avec les détenus. Ce qui m’anime, c’est la recherche d’une vérité, même logée dans la fiction.
Quand on a décidé de tourner dans la région Grand Est [pour La Cour, tourné dans la ville de Nancy, ndlr], j’ai demandé à faire un stage dans l’école. Résultat : je me suis incrustée dans une classe de CM2, pour observer, parce que pour moi ça date l’époque où j’avais cet âge ! Une fois le casting validé, j’ai même consulté les enfants pour vérifier la crédibilité de certaines situations, de certains conflits. C’était important de m’imprégner de ce milieu de l’école primaire, d’aller rencontrer des enseignants, des surveillants, de saisir la difficulté de ces métiers sous-payés et un peu dénigrés.
« J’aime le bazar à l’italienne »
Vous adorez filmer les disputes qui se répètent, les discussions qui s’enlisent… Pourquoi ?
Parce que c’est la vie ! J’adore tout ce qui fait un peu « poissonnerie ». J’aime le bazar à l’italienne. Pas quand ça s’embrouille, mais quand ça vit. Les enfants sont comme les adultes, ils ont du mal à communiquer. Dans la vie, on se coupe la parole, rien n’est lisse. Après, j’aime aussi les silences. Et il y en a dans mon cinéma. Je travaille beaucoup avec les ingénieurs du son, j’insiste pour que tout le monde puisse parler en même temps, grâce à un système de micros qui capte les conversations de façon simultanée.
Votre intérêt pour le plan-séquence et celui pour les dialogues à la volée font penser au naturalisme de Maurice Pialat.
C’est vrai qu’À nos amours de Pialat m’a beaucoup marquée. J’adore l’énergie décontractée de ce cinéaste. Je n’aime pas l’artifice, le maquillage. J’aime quand c’est vécu. D’ailleurs, Sandrine Bonnaire [qui tient le rôle principal d’À nos amours et était cette année présidente du jury du Festival de la Rochelle où Hafsia Herzi a reçu le prix de la réalisation pour La Cour, ndlr] a adoré le film. C’est un naturel que j’exige aussi dans mon jeu d’actrice. Si je n’arrive pas à me mettre à la place du personnage, ça ne marche pas. Sans théoriser, j’ai besoin de cette empathie pour toucher du doigt les personnages.
Comment créé-t-on une proximité avec des enfants sur un tournage ?
On a peu de temps avec eux, parce qu’ils ne peuvent pas faire d’horaires aussi lourds que les adultes. Mais j’ai rentabilisé ce temps à fond, en les observant. J’ai appris à les connaître personnellement, j’en avais besoin. Il faut créer une relation de confiance, pour effacer la timidité. J’étais comme une grande sœur, et je sais qu’ils n’oublieront jamais leur première expérience de cinéma, parce que je n’ai pas oublié la mienne petite.
C’est quelque chose qui vous rend nostalgique, le pays perdu de l’enfance ?
Non. Parce qu’il y a l’innocence, et en même temps la maturité qui va avec. Moi, quand j’étais petite, on me faisait croire des choses et je savais que ce n’était pas vrai. C’est pareil pour eux, il y a une sorte de lucidité qui s’ignore. Ce n’est pas parce qu’on est jeune qu’on n’a pas de flair, et surtout pas de sentiments. J’ai voulu me mettre dans leurs têtes sans les infantiliser. Le personnage du surveillant par exemple, joué par Djanis Bouzyani [qui joue déjà le meilleur ami d’Hafsia Herzi dans Tu mérites un amour, ndlr], qui parle à Anya comme si elle était une copine, une adulte, sert à apporter cette distance, ce recul vis-à-vis de l’enfance.
« Il faut sortir de la vision bisounours associée à l’enfance. »
En 2019, pour la sortie de Tu mérites un amour, vous aviez dit à France Culture : « On ne nous apprend pas à aimer, on ne nous apprend pas à être quitté. Il faut préparer les enfants à l’amour, un petit peu.» Pour vous, la violence de l’amour peut faire grandir ?
L’amour est un sentiment tabou. C’est une cause de dépression, de mal-être – tout comme le harcèlement scolaire d’ailleurs, mais l’école ne l’affronte pas vraiment. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il y a plus d’outils plus communiquer sur la confiance en soi, mais ça reste un problème. Ce non-apprentissage du sentiment est une lacune sociale, on a honte de le formuler parce qu’il renvoie à l’idée qu’on est faible à cause d’une personne. Le film a plu parce que les gens se sont identifiés à ça. Moi, quand j’ai compris que c’était si universel, je me suis dit : « Pourquoi on n’en parle pas ? Ça pourrait aider des gens. » Tu mérites un amour est né de ça. Ici, le message de La Cour, c’est qu’il ne faut pas négliger la force des sentiments d’un enfant, qu’il soit fait d’amour ou de violence. C’est un film pour les parents aussi. Il faut sortir de la vision bisounours associée à l’enfance.
Dans Tu mérites un amour et Bonne mère, il est question d’émancipation – d’un côté pour une jeune femme qui fait de son désir un outil de liberté, de l’autre pour une mère de famille résiliente. Ici aussi, les enfants tentent de s’extraire des choix injustes de leurs parents.
Oui, je pense qu’il y a cette idée que chez l’individu, la liberté doit être inaliénable. Ici, les enfants se rebellent parce qu’ils réclament une forme d’égalité avec les adultes. Dans Bonne mère, malheureusement, l’héroïne a perdu une partie de sa liberté parce qu’elle s’oublie en tant que femme. Elle est plus mère que femme, même si elle n’a pas de regrets. Elle est trop aimante pour jouir de sa liberté… Dans Tu mérites un amour, c’est autre chose, c’est une recherche de la liberté pour aller mieux.
Le sexisme, les chocs culturels, la violence des rapports de classe : pourquoi avoir fait de la cour d’école un microcosme de nos questions de société ?
Parce que tout commence à l’enfance, c’est un point de départ qu’on néglige sous prétexte que les enfants ont des problèmes risibles. La différence, le rejet, ce sont des choses cruelles qui sévissent à cet âge-là. Déjà pour un adulte c’est difficile de se sentir différent, alors pour un enfant qui n’a pas confiance en lui, qui n’a pas le courage de s’affirmer… La cour est un espace symbolique où s’organisent des rapports de force. Elle permet de montrer que les assignations genrées prennent racine très tôt. Et de rappeler cette réalité vieille comme le monde : les garçons prennent toute la place et les filles restent dans leur coin.
Pouvez-vous nous parler de votre prochain film, adaptation du premier roman de Fatima Daas, La Petite Dernière ?
J’ai adoré son personnage de femme forte [dans cette autofiction, l’autrice française d’origine algérienne ausculte son rapport à la religion musulmane, dans laquelle elle a été élevée, et la découverte de son homosexualité, ndlr]. On ne parle pas assez de la réalité de ces femmes musulmanes – elles auraient d’ailleurs pu être chrétiennes, car le tabou de l’homosexualité existe dans plein de religions –, et le film sert aussi à montrer qu’elles ne sont pas isolées.
Dans mes films, il y a une forme d’engagement qui ne se dit pas comme tel. Quand je fais Bonne mère, je filme les fantômes de la société. Ce n’est pas évident de vendre un film sur une femme arabe qui fait des ménages à l’aéroport. Les gens n’ont pas envie de voir ça au cinéma parce que c’est dur, mais ça concerne plein de femmes, dans plein de pays. Après, dans Bonne mère, il y a l’idée de renoncement, mais elle est heureuse avec le peu qu’elle a. Banlieue ne rime pas avec misérabilisme. C’est important que ce soit solaire, sinon c’est la dépression.
La Cour d’Hafsia Herzi est diffusé sur Arte jusqu’au 28 décembre 2022. Pour voir le film, suivez ce lien.
Image de couverture : L‘Amour des hommes / © 4 A 4 Productions – Cinétéléfilms – Amel Guellaty