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Entretien croisé avec Vinciane Despret et Justine Augier
- Jean-Marie Durand
- 2023-01-18
Dans leurs essais respectifs – "Les Morts à l’œuvre" et "Croire. Sur les pouvoirs de la littérature" –, Vinciane Despret, philosophe attentive à la façon dont les morts hantent nos vies, et Justine Augier, écrivaine attachée aux ressources éthiques de la littérature, explorent la puissance vertigineuse de l’art dans l’épreuve du deuil. Rencontre entre les deux autrices le 19 janvier à mk2 Institut.
mk2 Institut / une autre idée du monde
Découvrez la programmationVos deux livres, aussi différents soient-ils, saluent la force de réactivation des morts par le biais d’un geste artistique. La force de l’art, est-ce sa capacité à faire revivre les morts, à conjurer l’oubli ?
Vinciane Despret : Les expériences que je raconte suivent toutes le même protocole, mais en empruntant des chemins multiples, qui aboutissent à ce que j’appellerais des « effets d’œuvre » assez différents. Elles n’ont pas toutes pour motif de faire revivre les morts, mais de garder d’eux quelque chose parmi nous, et qui déborde du simple fait de la mémoire de leur présence. Ils continuent donc à avoir des effets dans ce monde, mais ces effets d’œuvre font autant revivre les vivants que les morts. L’œuvre est une insurrection active et créatrice contre l’absence ou parfois contre les forces destructrices qui y ont mené. Et l’art va constituer la possibilité de « donner forme » à une nouvelle manière d’être présent pour les morts auprès des vivants.
Justine Augier : De mon côté, j’ai voulu écrire sur la puissance de la littérature face aux dangers contemporains, qui me semblent tous relever de différentes formes d’écrasement. Contre un écrasement du temps, d’abord ; la littérature redonne au temps son épaisseur, travaille la densité, et seule cette épaisseur peut rouvrir l’avenir. Se nourrissant d’altérité et d’exil, la littérature est aussi résistance face à l’écrasement des identités, face à la grande tentation d’enfermer l’autre dans un déjà-connu. Elle résiste au désir de « même » qui mine notre monde. Dans une époque très fataliste, il y a aussi l’écrasement des possibles et des espoirs, face auquel la littérature relance notre imagination, nous entraîne à croire aux autres choses qui pourraient advenir. Enfin, il y a l’écrasement de la langue, qui semble de plus en plus inapte à dire le réel et à l’interpeller, nous laissant démunis pour le changer.
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Lire l'entretienEn quoi les œuvres d’art sont-elles autre chose que de simples « monuments aux morts » ?
V. D. : Un monument, c’est une mémoire du passé, mais qui assigne le passé au passé, et qu’il faut sans cesse remémorer. Or, par contraste, une œuvre comme Obélisques de Steven Gontarski, à Chaucenne dans le Doubs [deux obélisques commandités par un groupe d’adolescents à la suite du décès de deux de leurs amis, ndlr], prend en charge de garder ce passé activement dans le présent, en tant que tel. Ces deux obélisques sont placés sur chacune des deux entrées du terrain de jeu où les deux jeunes disparus avaient l’habitude de retrouver leurs amis : une entrée là où arrivait habituellement Christophe, une autre par laquelle entrait Benoît. Ce n’est pas un monument, disent les commanditaires, l’œuvre les rend présents, et c’est pourtant, disent-ils encore, un monument vivant.
J. A. : La conversation avec les fantômes me semble essentielle à l’acte d’écriture, que les fantômes soient passés ou à venir. C’est une manière de refuser que les fantômes soient embaumés, que leur disparition cesse d’être brûlante. La littérature entretient la brûlure, et cela me semble relever du politique ; c’est à cet endroit que se jouent notamment le sentiment de responsabilité et le désir de justice.
Vinciane, vous parlez de fabulation, plutôt que de mémoire. Pourquoi ?
V. D. : Gilles Deleuze et Félix Guattari ont proposé une définition du monument qui semble s’aligner avec ce que les jeunes gens de Chaucenne me disaient : « L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. » Fabuler, raconter autrement, selon Isabelle Stengers, « ce n’est pas rompre avec la “réalité”, mais chercher à rendre perceptible, à faire penser et sentir des aspects de cette réalité qui, usuellement, sont pris comme accessoires ». L’acte du monument n’a donc rien à voir avec un passé à préserver. Au contraire, il est « écart » au départ de ce dont il s’agit de faire mémoire. C’est le cas de The Ever Blossoming Garden de Mario Airó, dans les Flandres belges, œuvre qui a été commandée à la suite de l’assassinat d’une jeune fille. Le jardin ne cesse de se métamorphoser, traduisant les cycles de vie et de mort, et les récits qui accompagnent sa forme et ses effets là aussi se multiplient, ce qui fait dire à l’une des commanditaires que le fait de répondre à ce drame par une œuvre dans l’espace public leur a semblé d’autant plus pertinent que l’art est sans doute la seule manière d’intégrer plusieurs couches de significations différentes, dans une histoire aussi difficile. Et de constituer une façon positive de se souvenir. La fonction « fabulatoire » prend un sens plus large : les commanditaires se sont transformés par la commande, et ont été, je dirais, grandis par elle.
« Croire », est-ce croire en cette puissance de la littérature, à cette fabulation ?
J. A. : Face à la littérature, le lecteur a souvent recours à la « suspension volontaire de l’incrédulité ». Traduite de l’anglais, l’expression n’est pas très heureuse, mais elle désigne un phénomène à la fois délicat et puissant. Il s’agit de prendre la décision de croire, ce qui rouvre immédiatement le champ des possibles, relance la possibilité d’une exploration et provoque un sursaut de l’imagination. Je pourrais parler de fabulation dans ce sens, celui d’une redéfinition du rapport à l’improbable.
Le récit que vous faites, Vinciane, de la pièce musicale Il fait novembre en mon âme, est particulièrement bouleversant. Qu’est-ce que cette œuvre raconte du processus de transformation ?
V. D. : Cette commande a été faite par la maman et le beau-père de Stéphane, décédé dans les attentats au Bataclan. Sa mère, Louise, en voyant le tableau Guernica de Picasso, a l’intuition qu’une œuvre devait s’imposer, non seulement pour son fils, mais pour tous ceux qui ont perdu la vie dans les attentats : « L’idée, c’était d’essayer de dire quelque chose autrement, parce que, par les mots, on n’arrive à rien, et surtout à ce moment-là. Enfin, on n’arrivait à rien uniquement par les mots. » Ils vont chercher, rencontrer des artistes, un historien, des politiques, pour enfin trouver la réponse à leur quête. Et chacune de ces rencontres va, je crois, nourrir la relation avec le fils défunt. Tout au long de ce processus d’enquête, Stéphane semble être devenu de plus en plus présent. On ne sait plus, dit-elle, si cette œuvre est un cadeau qu’ils lui font, ou un don qu’il leur a fait, par-delà sa mort. Louise a créé une place fabuleuse pour Stéphane, dans tous les sens du terme, une place où elle peut le retrouver, une place où il peut l’accompagner, et une place où surtout elle peut continuer à fabriquer des souvenirs avec lui. Et je dirais, sans très bien pouvoir expliquer pourquoi, que, quand j’ai pu entendre Il fait novembre en mon âme, m’est venu le sentiment, tout aussi énigmatique que puissant, que Stéphane, là aussi, avait trouvé sa place.
Justine, à propos de place, vous sentez-vous appartenir à une communauté grâce à la littérature ?
J. A. : J’aime en écrivant m’adonner à des exercices d’admiration, raconter le combat des révolutionnaires syriens, la beauté de ce combat, qui doit perdurer malgré son écrasement. La littérature prend soin de ces rêves défaits, et c’est là que se joue la possibilité d’une communauté. D’ailleurs, je n’écris pas seule. Et, comme de nombreux auteurs contemporains, j’ai sans cesse recours à la citation, pour lutter contre l’impression d’un sol qui se dérobe, mais aussi pour s’y mettre à plusieurs. L’époque rend nécessaire cette addition des forces.
Portraits :
à gauche (c) Sylvère Petit
à droite (c) Jean-Luc Bertini
Rencontre avec Vinciane Despret et Justine Augier le 19 janvier, mk2 Bibliothèque
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Les Morts à l’œuvre de Vinciane Despret (La Découverte, 176 p., 20 €)
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Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier (Actes Sud, 144 p., 18 €)