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Entretien avec Udo Kier, dandy aux yeux fous
- Quentin Grosset
- 2019-09-27
Plus de deux cents films, des yeux bleus qui en ont fait flipper plus d’un, et un carnet d’adresses dément qui va de Rainer Werner Fassbinder à Lars von Trier. Et pourtant, si l’acteur septuagénaire allemand Udo Kier impressionne avec sa colossale carrière, il en parle avec une nonchalance on ne peut plus dandy. Dans Bacurau, western mystique et tribal de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, il incarne un énigmatique et sanguinaire chef de meute. Entretien à Cannes, cool pour lui, un peu intimidant pour nous.
Quel était votre rapport au cinéma brésilien avant Bacurau?
Je n’en avais aucun. Enfin… J’ai récemment présidé le jury du festival Cyprus Film Days, et c’est un film brésilien, Los Silencios de Beatriz Seigner, qui a été primé. Mais je n’avais jamais mis les pieds au Brésil avant de tourner dans Bacurau. Quand on pense Brésil, on a tout de suite plein de clichés en tête : le carnaval, les gens sexy qui flânent sur la plage… J’étais content de ne rien savoir du pays. Lorsque je suis arrivé à l’aéroport, on m’a tout de suite emmené à la campagne, à cinq heures de là. Sur la place du marché du petit village où l’on a tourné, j’ai vu des chiens abandonnés et des chats errants. Loin du fantasme. Mais je ne connais toujours rien du pays.
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Votre personnage mène un groupe d’États-uniens qui veulent faire disparaître un village brésilien. Cela vous semble être une parabole politique?
Je préfère ne pas parler de politique. Je joue juste un type qui prend le pouvoir discrètement. On n’a pas tellement d’explications sur ses motivations. C’est ce qui fait marcher l’imagination, pas vrai ?
Vous avez déclaré dans une interview: «Quand j’ai un rôle secondaire, je veux jouer de façon à ce que les spectateurs se souviennent de moi.»Il n’y a pas vraiment de rôle principal dans Bacurau. Comment avez-vous procédé pour qu’on retienne votre performance?
Il y avait assez de matière pour un vrai développement, pour donner lieu à une évolution du personnage. Au début je l’impose comme un chef de troupe charismatique, et puis j’ajoute des éléments de plus en plus bizarres pour complexifier son caractère, et à la fin on se rend compte qu’il est complètement fou. C’est ce genre de zone trouble qui m’intéresse.
Vous avez travaillé avec beaucoup de réalisateurs réputés pour leur fort tempérament, comme Fassbinder, avec qui vous avez fait un téléfilm et trois films, dont Lili Marleen et Lola. Une femme allemande en 1981, ou Lars von Trier, avec qui vous avez notamment tourné Breaking the Waves en 1996 et Dancer in the Dark en 2000. Le caractère, c’est un critère dans vos choix?
Ce que vous dites est vrai, mais je fonctionne avant tout par instinct : je ne vais jamais chercher les cinéastes mais, s’ils me font une proposition assez forte, je suis de la partie. Concernant Fassbinder, ce que j’aimais surtout chez lui, c’est qu’il fonctionnait en troupe. Je n’ai pas fait que l’acteur pour lui, j’ai aussi été son assistant.
Comment avez-vous rencontré Gus Van Sant, qui vous a ouvert les portes du cinéma américain avec le rôle mémorable d’un client des héros prostitués joués par River Phoenix et Keanu Reeves dans My Own Private Idaho en 1991?
Mon tout premier film américain, c’était en fait Chair pour Frankenstein de Paul Morrissey en 1973, produit par Andy Warhol, mais on l’avait tourné en italien. C’est dans ce film et dans Du sang pour Dracula du même Morrissey que Gus Van Sant m’a remarqué. Il est venu me voir tout jeune homme au Festival de Berlin, en me disant qu’il présentait là un film indépendant intitulé Mala noche et qu’il préparait un film avec Keanu Reeves et River Phoenix. Je n’avais jamais entendu parler d’eux, je vivais en Allemagne à l’époque. Pour le rôle, je suis allé dans des bars interviewer des prostitués en compagnie de River Phoenix. Il pouvait à tout moment être reconnu car il était déjà célèbre à l’époque. Mais il s’en foutait.
Vous avez souvent joué des nazis, plutôt de manière parodique ou outrancière, comme dans Iron Sky. The Coming Race de Timo Vuorensola, en 2019, dans lequel vous incarnez Adolf Hitler chevauchant un dinosaure. Comment approchez-vous ces rôles?
Je suis né à Cologne en Allemagne en 1944, dans un hôpital qui venait tout juste d’être bombardé. Je n’étais bien sûr pas assez âgé pour comprendre ce qui se passait, mais cela reste pour moi un sujet sensible. C’est pourquoi je n’ai jamais voulu jouer les nazis de manière réaliste. J’ai joué Adolf Hitler plusieurs fois : à chaque fois, je pense à Charlie Chaplin dans Le Dictateur. La comédie peut aussi porter un message.
Votre regard bleu perçant et énigmatique vous a permis de vous faire la part belle dans le cinéma horrifique. Vous avez joué dans quelques chefs-d’œuvre du cinéma d’épouvante parmi lesquels Suspiria de Dario Argento, en 1977.
Oui, pour un tout petit rôle, mais qui est indispensable – c’est mon personnage qui explique à celui joué par Jessica Harper de quoi il retourne vraiment dans cette école de danse hantée. Je n’ai pas vu le récent remake , mais je ne comprends pas bien l’intérêt de refaire un film qui a cartonné : s’emparer de films avec de bonnes histoires mais qui n’ont pas marché me paraîtrait plus pertinent…
Vous avez habité à Paris pendant des années. Vous côtoyiez la scène artistique de l’époque?
J’y ai vécu pendant six ans. La première fois que je suis venu, c’était pour la première de Chair pour Frankenstein aux Champs-Élysées. Après la projection, on a été dans un night-club avec des amis dont Roman Polanski. Là, Just Jaeckin m’a abordé en disant : « Je vais adapter Histoire d’O de Pauline Réage au cinéma et je vous offre le premier rôle masculin. » Je lui ai répondu que je ne faisais pas de porno. Tout le monde autour de la table s’est agité en me disant que j’étais fou de refuser. Ils m’ont expliqué le scandale autour du livre, alors j’ai accepté. À Paris, j’ai rencontré beaucoup de monde. J’allais au Centre Pompidou avec Guy Maddin, je côtoyais Géraldine Chaplin, Jean Marais… Il suffisait que je reste un peu en terrasse aux Deux Magots pour qu’une femme vienne m’aborder et me dise que David Hockney voulait faire mon portrait. Je l’ai toujours. C’est aussi à ce moment que j’ai commencé à collectionner des œuvres de Giacometti, de Magritte, de Man Ray… À l’époque, on pouvait avoir un Picasso pour 2 000 dollars.
Parmi vos quelques incursions dans le cinéma français, on trouve également un film de science-fiction érotique de Charles Matton au titre assez frappant:Spermula, sorti en 1976.
Je marchais sur la Croisette au Festival de Cannes avec Alejandro Jodorowsky qui me parlait de son projet d’adapter Dune au cinéma quand sur un hôtel j’ai vu cette affiche au titre horrible : Spermula. Je me suis dit : « Après Dracula, voilà tout ce qu’ils ont trouvé… » De retour à Paris, j’ai eu un appel d’un dénommé Charles Matton qui m’a invité à La Coupole pour déjeuner et me parler de son prochain film. Je lui demande : « Quel est le titre ? » Il me répond « Spermula. » Là, j’ai pensé : « Oh noooon !… » Mais il m’a expliqué que c’était son producteur qui tenait à ce titre, pour des raisons commerciales. Lui, il voulait l’intituler L’Amour est un fleuve en Russie. Bon, j’ai fait le film.
Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, SBS (2 h 12), sortie le 25 septembre
Photographie: Julien Liénard