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Chiara Mastroianni : « Je me méfie de l’idée de famille du cinéma »
- Raphaëlle Simon
- 2019-10-07
Dans le vertigineux « Marcello mio » de Christophe Honoré (en Compétition officielle à Cannes), Chiara Mastroianni décrète soudain qu’elle est son père, Marcello Mastroianni, l’acteur iconique de « 8 ½ », et abandonne sa propre vie pour l’incarner absolument. Alors que le film est en salles, on relit cette interview que l'actrice nous avait donné à l'époque de la sortie de « Chambre 212 ».
Chez Christophe Honoré, on l’a vue notamment en femme trompée (Non ma fille tu n’iras pas danser, 2009) et en amoureuse éconduite (Les Bien-Aimés, 2011). Dans Chambre 212, on découvre Chiara Mastroianni en croqueuse d’hommes prise en flagrant délit d’infidélité par son sentimental de mari (campé par Benjamin Biolay, et par Vincent Lacoste en version jeune). Un revirement solaire qui lui a valu cette année à Cannes le premier Prix d’interprétation de sa carrière (dans la section Un certain regard), et qui tombe à pic dans son cheminement vers plus de lumière.
C’est vos grandes retrouvailles avec Christophe Honoré depuis Les Bien-Aimés, il y a huit ans. Vous étiez en manque ?
Oui, j’avais hâte de retrouver sa langue, son inventivité, et puis de le retrouver lui, aussi. Comme je suis de nature mélancolique et qu’on se voit pas beaucoup dans la vie de tous les jours, j’ai tendance à avoir envie de pleurer dès le premier jour du tournage en pensant qu’il faudra se quitter dans six semaines. Du coup, à la fin des tournages, je me retiens de l’appeler pour le laisser tranquille. Parce que, bon, lui il passe au montage, mais nous on passe au vide ; c’est assez violent de devoir tout quitter si brusquement. Et même si je commence à avoir fait quelques films, y a rien à faire, ça me fait le coup à chaque fois. D’ailleurs, ça fait bien marrer Christophe.
Chambre 212 de Christophe Honoré / © Jean-Louis-Fernandez
Il ne doit pas si bien vivre la séparation, puisqu’il confie être assez possessif avec ses acteurs fétiches. C’est rassurant de jouer avec un cinéaste qu’on connaît bien ou, au contraire, il y a la pression de devoir se réinventer ?
Se réinventer, je ne m’en inquiète pas vraiment, parce que c’est lui qui me réinvente à chaque film, avec des personnages très différents pour éviter de se répéter. Pour autant, je n’ai jamais eu l’impression que tout était acquis avec lui. Ni avec personne, du reste. Je me méfie de l’idée de « famille de cinéma ». Ce n’est pas parce que j’ai fait plusieurs films avec Christophe que je serai dans tous les prochains. D’ailleurs il a eu plein d’autres projets ces huit dernières années. En revanche, je considère que je lui appartiens complètement. S’il m’appelle demain et qu’il me propose un film qui n’est pas encore écrit, j’y vais direct.
Pour Les Bien-Aimés, Christophe Honoré vous a fait danser pour votre première scène alors que vous détestez ça. C’était quoi votre challenge, cette fois ?
Sur le moment, j’étais super malheureuse à l’idée de faire cette danse, et il le savait. Je me disais que j’y arriverai jamais, que j’allais devoir renoncer au film. Mais après avoir tourné cette scène, j’étais super contente, j’étais même fière de moi, ce qui ne m’arrive pas souvent. Alors, je ne danse toujours pas dans les fêtes, même si j’en meurs d’envie, mais Christophe a réussi à me faire dépasser mes peurs, parce qu’il me connaît bien. Pour Chambre 212, il m’a un peu bousculée en m’emmenant vers ce personnage hyper libre, qui agit sur son désir, qui enchaîne les amants sans scrupule, qui soutient avec toute la mauvaise foi du monde à son mari que la fidélité n’a aucune importance. Ça a été très exotique et jubilatoire à jouer. Et puis il a réussi à révéler en moi une sorte de sensualité dont je n’ai pas conscience. Christophe a ce don de vous emmener sur des terrains où vous ne pensiez pas mettre les pieds.
Ce personnage de don Juan est à l’opposé des héroïnes passionnées et tragiques que vous avez jouées avec Christophe Honoré, comme dans Non ma fille tu n’iras pas danser ou Les Bien-Aimés. C’est aussi un clin d’œil à votre père, Marcello Mastroianni, qui a été catalogué « latin lover » après La dolce vita, en 1960…
Oh oui, il détestait ça, il trouvait ça super vulgaire. Du coup, il a voulu prendre le contrepied, et c’est une des raisons pour lesquelles il a décidé de faire Le Bel Antonio en 1961, qui était l’histoire de cet homme très beau mais impuissant qui n’arrive pas à honorer sa femme – jouée par Claudia Cardinale. Mais ça lui a collé à la peau longtemps, et jusqu’à la fin ça le mettait vraiment en rage. Même s’il n’a pas regretté une demi-seconde d’avoir fait La dolce vita, qui était le début de sa longue collaboration avec Fellini. Moi, à l’inverse, j’ai très souvent été la fille qui tombe amoureuse à sens unique, celle qui se fait larguer, tromper, qui se suicide, donc ça m’a fait du bien, un rôle super solaire de tombeuse !
Les Bien-aimés © Le Pacte
Derrière sa forme enjouée, c’est un film sur le temps qui passe et l’usure des sentiments. Vous êtes plutôt ancrée dans le présent comme votre héroïne, ou tournée vers le passé ?
Oui, ça parle des ravages du temps… D’ailleurs, à une avant-première du film à laquelle je n’étais pas, Christophe a dit qu’il voulait me filmer avant que je ne sois fanée. J’ai vu ça sur Internet, ça m’a fait rire, et du coup je lui ai envoyé un émoji de fleur fanée, mais il n’a pas fait le rapprochement ! J’ai malheureusement tendance à être plutôt tournée vers le passé mais, maintenant que j’ai 47 ans et que j’ai a priori plus d’années derrière que devant moi, j’arrive à être plus dans le présent et dans l’avenir. Je suis toujours un peu anxieuse, parce que c’est ma nature, mais je m’empêche moins, je suis plus sereine.
Vous servez-vous de vos expériences personnelles pour nourrir vos rôles ? Par exemple, au moment de Non ma fille tu n’iras pas danser, vous étiez dans une situation à peu près similaire à celle de votre personnage fraîchement séparé et mère de deux enfants.
Je n’intellectualise pas mes rôles et, globalement, moins j’en sais, moins je pense et mieux je me porte. C’est a posteriori que je me rends parfois compte des liens, des échos entre certains films et ma vie. Donc je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser consciemment mon expérience personnelle pour un film, mais en revanche les films ont pu me servir pour avancer dans ma vie. D’ailleurs, sans le savoir, Christophe a souvent eu le sens du timing : il est plusieurs fois revenu vers moi à des moments pas faciles, de doute – cette fois encore. Alors je n’ai pas nourri ses films avec cette douleur-là, mais en revanche ses films m’ont souvent réconciliée avec l’envie d’être actrice. Je crois beaucoup à la vertu du travail dans les situations de souffrance. Travailler m’éloigne de moi.
Non ma fille, tu n'iras pas danser de Christophe Honoré © Le Pacte
Vous jouez la femme infidèle du personnage incarné par Benjamin Biolay, qui a été votre mari dans la vraie vie. Pas trop troublante, cette mise en abyme ?
Ça ne m’a pas fait bizarre de jouer avec lui, car on n’a jamais cessé de se fréquenter. Ça fait plus de dix ans qu’on bosse ensemble, on a fait beaucoup de concerts tous les deux. Quand Christophe m’a parlé de l’éventualité que Benjamin incarne Richard pour savoir si je n’étais pas mal à l’aise, je n’ai pas hésité une seconde. Sur le côté mise en abyme, il n’y avait pas vraiment d’identification possible parce que, même si on a été mariés, notre relation était très différente : on n’a jamais eu cette vie-là, j’ai jamais été prof d’université avec un mari qui me prépare à dîner. Et contrairement au couple du film, qui n’a pas d’enfant, nous avons une fille avec Benjamin, c’est une grande différence.
Vous avez ressenti une émotion particulière à jouer avec lui ?
Ce qui m’a surtout émue, c’est que Christophe lui ait donné à jouer quelque chose que je sais de lui mais qu’on ne lui avait jamais donné à jouer au cinéma – cette tendresse, cette tristesse, cette douceur. J’ai adoré le voir jouer ce personnage-là, il me bouleverse dans le film, alors que c’est rare de se laisser emporter par un film dans lequel on a joué et qu’on connaît fatalement très bien. Et puis, là où je me suis régalée, c’est que je pouvais me moquer de son costume avec son gilet, son short et ses grandes chaussettes. C’est un peu ingrat, mais ça fait partie de la tendresse de son personnage.
Vous avez aussi tourné dans une douzaine de films avec une autre proche : votre mère, Catherine Deneuve. Plusieurs fois d’ailleurs dans le rôle de sa fille, comme dans Les Bien-Aimés, 3 cœurs de Benoît Jacquot en 2014, ou récemment La Dernière Folie de Claire Darling de Julie Bertuccelli. Jouer avec une personne intime, ça vous aide à créer un climat de confiance ?
Je n’aime pas penser à l’effet miroir. Avec ma mère, plus nos rapports dans les films étaient éloignés de nous, plus j’étais à l’aise. En revanche, le fait de la connaître m’a permis de ne pas avoir à subir l’idée terrifiante de jouer face à Catherine Deneuve qui, j’en ai conscience, peut être très intimidante !
Après le bac, vous vous êtes inscrite à la fac d’italien, et c’est votre ami Melvil Poupaud qui vous a encouragée à vous lancer comme comédienne. Ça a été difficile de franchir le pas, avec vos deux parents acteurs ?
Je m’étais inscrite en fac d’italien, parce que je pensais très naïvement que, parlant italien, je pourrais facilement devenir prof. Avec Melvil, on s’était inscrits en parallèle dans une école de ciné qui n’existe plus, mais on n’a pas tenu bien longtemps non plus. Effectivement, c’est lui qui m’a poussée. Mais oui, c’était difficile pour moi, j’étais hyper complexée, et puis ma mère s’inquiétait, elle voulait que je fasse des études, donc je sentais que ça allait mal passer.
Vous vous sentez une autre actrice depuis vos débuts dans Ma saison préférée d’André Téchiné, en 1993 ?
Je ne revois pas mes films, mais les sensations sont toujours là. Quand j’ai tourné Ma saison préférée, j’avais mal au ventre tout le temps, je ne prenais aucun plaisir. Le trac, je l’ai toujours, mais j’arrive à le dépasser aujourd’hui. Au début, on ne se sent pas légitime, il y a plein de choses à digérer. Et puis, au fur et à mesure, on se connaît mieux, on apprend à ne plus se tendre de pièges.
Quand avez-vous commencé à prendre du plaisir à jouer ?
C’est grâce à Xavier Beauvois, dans N’oublie pas que tu vas mourir [1993, ndlr] qu’il réalisait et dans lequel il jouait. J’intervenais dans une partie du film très solaire, un moment du tournage où il était joyeux et où il improvisait beaucoup. Sa liberté, son entrain, à la fois comme réalisateur et comme acteur, m’ont beaucoup aidée. C’est à ce moment-là que ça s’est amorcé, l’aspect ludique du jeu, et peut-être plus physique aussi.
Il y a eu aussi la rencontre d’Arnaud Desplechin, pour Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) en 1996 : un rôle secondaire, mais décisif pour vous…
Son approche des acteurs, l’attention qu’il donne à tous les personnages y compris les plus petits – parce que moi j’étais toute petite dans ce film-là, justement –, ça m’a vraiment passionnée. J’ai eu la chance de le retrouver après sur Un conte de Noël, qui est l’un de mes meilleurs souvenirs de travail.
Dans votre filmographie, il y a un ovni : votre rôle de maîtresse SM dans Nowhere de Gregg Araki en 1997. Comment vous êtes-vous retrouvée là-dedans ?
Au début, j’ai cru qu’il s’était trompé, je ne voyais pas comment il pouvait me vouloir moi, la girl next door. Il m’a expliqué qu’il avait vu ma photo dans un magazine, et que justement ça l’amusait de transfigurer ce côté girl next door. J’en revenais pas… En plus, je me disais : « c’est l’Amérique, les gros studios, le clap électronique. » J’avais jamais tourné là-bas. Mais comme c’était un petit film indé, c’était évidemment pas du tout comme ça !
Nowhere de Gregg Araki ©FineLineFeatures
Dans le genre ovni aussi, vous avez joué dans Six-Pack d’Alain Berberian en 1999, un polar qui vire au film d’horreur et où ça tourne mal pour vous…
Ce qui me faisait le plus triper dans ce rôle, c’était de me faire étrangler avec un fil de téléphone et de jouer à fond l’effroi. Ça m’a beaucoup plu comme expérience. J’adorerais faire un bon thriller style Le Silence des agneaux.
La « chambre 212 » du film d’Honoré est en fait le décor mental de votre personnage qui y retrouve ses vieux fantômes. Si on était dans votre tête à vous, ce serait quel genre d’endroit ?
Peut-être une forêt. Parfois il y a de la lumière, parfois non… Les arbres me fascinent, ils sont là depuis si longtemps, ils en ont vu tellement passer. Donc une forêt. Avec plein d’animaux.
PHOTOGRAPHIE : PHILIPPE QUAISSE