Aurore Clément : « Chantal Akerman et moi avons vécu le déracinement »

Complice de Chantal Akerman à la vie comme à l’écran, dirigée par Claude Chabrol ou Wim Wenders qui lui confièrent des rôles évanescents, la comédienne de 77 ans est aussi une amoureuse des mots. À l’occasion de la parution du livre « Une femme sans fin s’enfuit  », conçu avec Mathieu Terence et Peter Wyss à partir d’une séance photo réalisée en 1972, cette grande actrice se confie.


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« Je serais tellement contente que cet article ne soit pas “un portrait d’Aurore” ! Parlez de mes copains, ils sont toujours mis à l’arrière. »

Aurore Clément déteste les confessions narcissiques, les regards en arrière sur sa carrière. Elle en a assez d’évoquer ses souvenirs de tournage avec Louis Malle, qui l’a révélée en 1974 dans Lacombe Lucien. Ou encore son amitié avec Francis Ford Coppola, rencontré sur le tournage chaotique d’Apocalypse Now aux Philippines, et qui lui a présenté le chef-décorateur Dean Tavoularis, devenu son mari. Au Royal Monceau, palace parisien où on la retrouve, elle est venue avec ses carnets de notes, et l’exemplaire original d’Une femme sans fin s’enfuit, bien décidée à nous parler de ce livre d’art paru chez The(M) Éditions. On y découvre des clichés en noir et blanc pris par le photographe suisse allemand Peter Wyss en 1972, où se devine la silhouette à contre-jour d’Aurore Clément, à l’époque mannequin. Cadrages serrés sur les détails d’un corps dénudé, regard embué de larmes : ces clichés esquissent la naissance d’une actrice pétrie de doutes, mais pleine de détermination. Un poème en prose de l’écrivain Mathieu Terence vient éclairer les mystères de ces photographies longtemps restées invisibles. La comédienne, discrète et pudique, a accepté de nous parler de cet « objet de compagnie » qui en dit long sur sa généreuse vision de l’amitié.

Les photographies d’Une femme sans fin s’enfuit sont signées Peter Wyss. Que représente-t-il pour vous ?

Si je n’avais pas rencontré Peter Wyss, je ne sais pas ce que je serais devenue. Il est comme un frère poète pour moi. On s’est connus à Paris, bien avant qu’il devienne un prestigieux photographe pour Nikon. À l’époque, je débutais comme cover-girl [à la vingtaine, Aurore Clément quitte sa ville natale, Soissons, pour tenter sa chance dans le mannequinat, ndlr]. Trois modèles ne me quittaient pas : Marlene Dietrich, Greta Garbo et Ingrid Bergman. Je m’inventais des visages à travers leur posture, leurs habits. Avec les clichés que Peter a faits de moi, j’ai réalisé un book qui ne ressemblait à aucun autre. Je suis allée frapper dans les agences de mannequinat. On m’a dit : « Personne ne vous prendra. » Mais tout le monde m’a prise. Grâce à Peter, à la beauté si singulière du regard qu’il avait posé sur moi. Il avait saisi quelque chose d’invisible. Après, j’ai posé pour Vogue, mais Peter est resté mon préféré.

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Que s’est-il noué entre vous durant cette fameuse séance photo ?

Une grande profondeur. Quelque chose qui ne passe pas par le langage, ne cherche pas à résoudre par les mots un secret qui, de toute façon, ne doit pas être percé. Il ne faut pas se laisser berner par la nature de ces photos : on ne s’amusait pas, on travaillait. Lui, il cherchait à peaufiner son art. Moi, je cherchais peut-être à savoir qui j’étais. La séance a duré quinze minutes, entre 8 heures et 8 h 15. C’était fulgurant. Il faisait froid. Je sortais de la douche, j’avais mis une serviette sur ma tête. Peter a dit : « Ne bouge pas. » J’étais en train de pleurer. Il a capté cette petite larme, sans la relever. Récemment, il m’a dit : « Aurore, je n’ai jamais compris pourquoi tu pleurais. » J’ai répondu : « Même si je le savais, je ne le dirais pas. »

Alors, cette jeune femme de 27 ans, à quoi pense-t-elle à ce moment-là ?

(Elle tourne les pages du livre.) Il y a une douleur. Mais je n’ose pas trop en parler. Elle est liée à la perte d’êtres chers [elle a perdu son père à l’âge de 17 ans, et, quelques années après, sa sœur puis sa mère, ndlr]. Je venais d’arriver à Paris après avoir travaillé à l’usine, je n’en parlais à personne. C’était une époque de grande liberté où tout le monde s’amusait. Moi, j’étais là sans être là : une femme sans fin s’enfuit, comme le beau titre du livre… Peter a saisi cette rage. Je vois un affront dans ce regard, la colère de la mort. J’y vois aussi les germes d’une vocation. Je me souviens m’être dit, à cet instant crucial : « Je ne vais pas pouvoir continuer à être mannequin toute ma vie. » Il n’était pas question que je ne survive pas. Quand on a perdu sa famille, en général, on veut vivre. Sans le savoir, j’étais déjà apprentie comédienne avec ces photos. Quand Louis Malle m’a confié mon premier rôle dans Lacombe Lucien, deux ans plus tard [ce film, dans lequel elle joue une jeune femme juive, dans la France occupée de 1944, est sorti en 1974, ndlr], je me suis dit : « Plus aucune photo de moi ne sortira. Mais elles auront servi à me conduire au cinéma. »

Vous parlez de vous à la troisième personne en regardant ces images, comme s’il s’agissait d’une autre. Pourquoi ?

C’est un personnage, une héroïne de roman. Entre elle et moi, il y a le trouble de l’écriture de Mathieu Terence. Sinon, on serait dans la platitude autobiographique. Mathieu Terence l’écrit magnifiquement dans le livre : « Le malentendu vient parfois parce que l’on est compris en ce que l’on ignore de soi. » Moi, Aurore, je suis aussi une autre qui invite à partager l’écriture éblouissante de Mathieu Terrence et la tendresse des photos de Peter Wyss. Cela a peut-être à voir, aussi, avec un narcissisme auquel je veux échapper. C’est compliqué de parler de soi. Ce n’est pas parce que je suis comédienne que je dois me complaire dans cet exercice réflexif. Que les gens vous regardent, c’est déjà pas mal.

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Cette pudeur vous a-t-elle permis de conserver une liberté dans votre travail d’actrice ?

Oui, il y a une liberté. En même temps, la liberté, c’est toujours plus difficile que ce que l’on pense. Je songe à Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant [paru en 1943, ndlr] : « L’homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde sur ses épaules. » Le libre arbitre fait peur, car il nous rend responsables de nos choix. En même temps, ça me plaît, d’avoir peur, quand on me demande de tourner dans un film par exemple.

Quelle est l’aventure collective derrière ce livre ?

Mathieu Terence dit que c’est un peu l’histoire de Jules et Jim [film de François Truffaut sorti en 1962, variation autour d’un triangle amoureux, ndlr]. Lui et Peter Wyss sont inséparables, même s’ils ne se connaissent pas. Ils sont liés par cet objet. Marie Sepchat, mon éditrice, est le troisième personnage. Ce livre est une histoire de coups de foudre. Lorsque Peter m’a confié les photographies reliées de cette séance dans un petit livre noir, il y a plus de trente ans, j’en ai fait mon objet de compagnie. J’ai voyagé avec ce secret, personne ne l’a vu. Un jour, j’ai rencontré Mathieu pour un autre projet. Sa bienveillance m’a poussée à lui confier l’objet. Il a donné forme à ce qui était pour moi un petit plan-séquence de film muet. L’écrivain est comme un monteur au cinéma. Ce livre, c’est le cinéma en gestation, l’histoire d’une personne qui se meut au contact d’un regard extérieur.

Le livre raconte aussi l’histoire d’une disparition, et, en creux, d’une femme qui veut se soustraire au regard des autres.

Ce livre m’a réconciliée. Je le dis sans prétention : il m’a donné le droit d’être, même si je ne l’ai pas fait pour ça. Mais c’est vrai que, chez Peter Wyss, il y a aussi un travail dramaturgique autour du voile, de la distance. Cette femme est nue ; en même temps elle met sa tête entre ses mains pour ne pas être vue. Peter a conservé sa pudeur grâce à des contre-jours. Regardez les poses, les angles de prise de vue, la façon dont le corps est logé dans l’ombre, le regard porté vers le hors-champ. Il y a un effet d’étrangeté très cinématographique. Je ne me vois pas, je vois une âme qui se promène. En tant qu’actrice, on peut souvent désirer se soustraire à la lumière alors qu’on est en plein dedans.

Vous êtes une grande lectrice. Quels écrivains vous accompagnent ?

Le Clézio, Pascal Quignard, Stendhal. J’aime ceux qui vont vers la brièveté, qui disent beaucoup en peu de mots, comme un éclat. Mathieu Terence par exemple. Il va en avant, il ne se retourne pas dans son écriture. Le contraire du maniériste. Je le vois comme une voiture qui fonce sur la route. Si vous passez à côté, tant pis. Puis il y a ma passion de toujours : Paul Éluard. C’est vif, fragmenté, sublime, ça parle d’amour tout le temps ! Il faudrait que je vous amène chez moi, qu’on déterre les livres derrière mes meubles. J’adore aussi Henri Michaux ; et Roland Barthes bien sûr, Fragments d’un discours amoureux. Parfois, je vais voir M. Freud (rires) ; ou Mme Lou Andreas-Salomé [une des premières femmes psychanalystes, proche de Nietzsche et de Rainer Maria Rilke, ndlr]. Je tape à leur porte : « Vous ne voudriez pas me prendre en séance ? »

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Les Rendez-vous d’Anna de Chantal Akerman

Vous avez tourné six fois avec Chantal Akerman, des Rendez-vous d’Anna (1978) à Demain on déménage (2004). Qu’est-ce qui vous lie à elle ?

C’est drôle que vous parliez de Chantal Akerman. Quand je regarde ce livre, je vois presque Jeanne Dielman [personnage de son film de 1976 Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, joué par Delphine Seyrig, ndlr]. Cette fixité, ce quotidien sans fioritures. Je vois aussi la Roxanne d’Apocalypse Now [dans le film de Coppola sorti en 1979, l’actrice interprète la veuve d’un soldat, et fume avec Martin Sheen de l’opium dans une scène irréelle, ndlr]. C’est un fantôme, elle est morte intérieurement. Décidément, que de réminiscences dans ces photos… Mais revenons à Akerman. (Elle sort de son portefeuille un texte imprimé sur un bout de papier, qu’elle lit.) « Chacun a sa vie. Surtout quand on est loin. Et même quand on est près […] On dit aussi à bientôt à ceux qui sont loin au téléphone, mais on sait qu’on ne se verra pas bientôt. » C’est un extrait de son livre Une famille à Bruxelles [publié en 1998, ndlr].

Chantal et moi avons vécu le déracinement. Physique bien sûr, mais pas seulement. J’ai quitté la France pour vivre par intermittence à Los Angeles, ville de la solitude, du bout du monde. Il y a le Pacifique, et après plus rien [à cette période d’allers-retours entre les États-Unis et la France, elle tourne notamment dans Les Bonnes Nouvelles d’Elio Petri, Le Livre de Marie d’Anne-Marie Miéville, Paris, Texas de Wim Wenders, ndlr]. Mais je parle d’un autre déracinement, d’un exil intérieur. C’est pour ça que c’était si évident entre Chantal et moi. Par contre, quand la caméra démarrait, l’amitié, c’était fini. On travaillait. Que du sérieux. Avant de retourner boire un coup, de manger, de rigoler. Parce que qu’est-ce qu’elle rigolait ! Chantal me disait tout le temps : « Pas de psychologie, Aurore, pas de psychologie. » D’où le faux premier degré de son cinéma. J’ai revu une copie restaurée de Toute une nuit [sorti en 1982, ndlr] à la Cinémathèque. C’est un chef-d’œuvre. Ces gens qui traversent la nuit, se séparent, se retrouvent…