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Doria Tillier : « J’essaye de déconstruire la peur du ridicule »
- Léa André-Sarreau
- 2024-11-21
[INTERVIEW] Avec « Iris », Doria Tillier confirme son don pour la comédie. Dans cette série qu’elle coécrit et coréalise, la comédienne touche-à-tout (ex-miss Météo sur Canal, vue chez Alain Guiraudie et dans les séries « La Flamme » ou plus récemment « Les Enfants sont rois ») campe une héroïne dont le franc-parler se heurte à la paresse du monde. À quel point ce personnage impitoyable et rêveur lui ressemble ? Impossible de le dire, même après avoir posé la question à l’intéressée. Une chose est sûre : Doria Tillier, comme Iris, cherche les mots justes pour coller à la vérité des êtres, avec un mélange de fantaisie et de pragmatisme qui fait mouche.
D’où vient l’idée de ce personnage d’institutrice, qui voit l’étrangeté et l’incohérence partout, même dans les choses admises comme évidentes ?
La série est née de frustrations que je vis au quotidien, dans des situations et des conversations très banales. Comme le dit Iris, les gens sont prêts à dire n’importe quoi pour éviter toute forme de conflit, de désaccord. Ce qui pousse à aller dans les extrêmes, à s’extasier sur des choses ordinaires. Un effet de mimétisme s’installe : tout le monde doit alors s’extasier. Si tu ne suis pas ce mouvement, tu es regardé bizarrement, comme un contradicteur permanent. Ça biaise les débats, et la pensée. Iris pointe les détails, comme des symptômes de révélateurs plus profonds chez les autres. Ce ne sont pas tant les détails qui la gênent, mais ce qu’il y a derrière. Quelqu’un qui ment sur une connerie va mentir sur des choses plus graves... Si ce sont des gens normaux qui conçoivent les bouchons de façon bizarre, non logiques [dans la série, Iris s'indigne que le système d'ouverture d'un flacon en verre soit mal pensé car elle n'arrive pas à l'ouvrir, ndlr] alors peut-être qu’ils sont aussi architectes et vont construire des bâtiments qui vont s’effondrer.
L’esprit de contradiction d’Iris, c’est un peu le vôtre ?
« Est-ce que ça t’est venu à l’esprit que je n’avais pas l’esprit de contradiction, mais que tu avais tort ? », dit Iris au directeur d’école. Chez elle, il n’y a pas ce principe borné de vouloir avoir raison, de pas être d’accord avec les autres. Elle serait ravie d’être d’accord si quelqu’un pensait comme elle - il se trouve qu’elle pense différemment. Elle n’est pas anticonformiste, juste non conformiste. Ce n’est ni rebelle, ni « anti », elle est simplement « pas ». C’est ce qui la rend si nuancée.
Cette série est une façon de célébrer les chemins de traverse, la remise en question de la norme ?
Il n’y avait aucune envie de faire passer un message précis. Mais avec le recul, je réalise qu’inconsciemment, j’ai peut-être voulu crier à tout le monde : « C’est ok de ne pas être d’accord, d’exprimer un avis non aligné ! » Surtout qu’un avis change. Regardez, moi, j’ai un avis arrêté, sur lequel je n’ai pas planché pendant des heures. Pour que cet avis ou celui de mon interlocuteur évolue, il faut bien débattre un peu. Pour s’élever, grandir, on a besoin de cette dialectique.
Iris est attachante, mais difficile à aimer : en quoi est-ce intéressant, d’écrire un personnage parfois antipathique ?
Au scénario, il y avait cette inquiétude qu’elle soit trop dure, pas assez aimable aux yeux du spectateur. Pour moi, ce n’était pas difficile de l’aimer parce que je ne la perçois pas comme mal aimable. Justement, je voulais que le spectateur se penche sur ce qu’Iris dit, se questionne pour savoir si, réellement, elle énonce des vérités graves et choquantes – ce qui n’est pas le cas. D’ailleurs, je peux facilement me sentir proche de personnages a priori antipathiques, par exemple Larry David dans la série Larry et son nombril.
La série obéit à une mécanique d’écriture assez implacable, avec des dialogues acérés, des situations qui s’imbriquent. Comment l’avez-vous travaillée ?
L’écriture, c’est un jeu, un Tetris : une situation en provoque une autre comme des dominos, ça rebondit plus loin en ricochets. Avec ma coscénariste, Constance Verluca, on a aussi soigné le choix des mots. J’aime qu’un mot soit le plus juste possible, le plus adapté à la pensée qu’on cherche à exprimer. Plus on est précis, plus on est drôle. Iris utilise des mots plus sophistiqués que la moyenne, avec une variété de vocabulaire importante, bien que quotidienne. Mais le rythme est instinctif.
L’écriture, c’est comme une musique. En écrivant, je dis toujours les choses à voix haute, je fais parler les personnages, comme une danse, un claquement, pour sentir si ça fonctionne. Je suis actrice, je sais la difficulté de dire un texte qui ne sonne pas vrai. Ça m’a poussé à écrire les dialogues les plus faciles à dire pour les comédiens. Surtout qu’ils étaient tous là, présents à l’écriture, dans ma tête. Ecrire pour quelqu’un, ça donne un ton, une matière. Les situations de la série sont parfois tirées par les cheveux, excessives, et les personnages un peu outrés. Il fallait ce réalisme des dialogues, ce naturel des acteurs pour rééquilibrer.
Yves, Fumer fait tousser, La Flamme… Vous avez souvent choisi en tant qu’actrice des projets qui flirtent avec le grotesque, le ridicule. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?
Je dirais plutôt que je cherche une forme de malaise – je ne sais pas si c’est le bon mot. Un malaise léger, timide, parce que le vrai-vrai-vrai malaise me met trop mal à l’aise. Je dois bien aimer montrer des situations malaisantes tout en disant : « Est-ce que quelqu’un va vraiment mal après tout ça ? » Souvent, dans la vie, je m’en veux d’être si mal à l’aise pour si peu. J’essaye de déconstruire, avec le spectateur, la peur du ridicule, en faisant dans mon travail - je n’aime pas trop l’expression – un « pas de côté » par rapport à des choses que je trouve trop standardisées, étiquetées.
Pour Canal, vous avez tourné « The Peepee show by Doria Tillier », dans lequel vous vous grimiez en journaliste américaine peroxydée. Pourquoi prenez-vous tellement de plaisir à vous déguiser ?
Le costume permet d’aller plus loin. Dans le sketch, on a la permission de tenir un discours très excessif, au-delà de ce que l’on pense. Mais pour pointer un dysfonctionnement, un détail qui coince. On m’a souvent dit, et c’est vrai, que j’ai un truc cérébral – mais j’aime bien me dire aussi que j’ai un truc pas cérébral. J’aime l’outrance, les gros gags. Par exemple Jim Carrey, que j’adore, n’est pas cérébral… Mais dans le fond, si, quand j’y réfléchis. Il y a une philosophie derrière ses grimaces, ses provocations. Cette façon de dire : « On peut faire des choses aberrants sans en mourir. »
Quand est-ce que vous avez compris que vous étiez drôle ?
Ado, je me trouvais drôle. Pas comme Robin Williams non plus, n’exagérons rien. Avec mon petit copain, je faisais des imitations. Je n’avais jamais montré cette part de moi. Du jour au lendemain, il m’a dit : « Mais t’es hilarante. » Après, il était amoureux, il ne faut pas l’oublier. En cours de théâtre, à 22 ans, on a dû proposer des numéros lors d’une scène ouverte. J’avais fait trois passages où j’imitais des actrices connues qui étaient interviewées [depuis, Doria Tillier a souvent imité Carole Bouquet, Monica Bellucci, Delphine Seyrig, notamment sur Canal + lorsqu’elle était Miss Météo au Grand Journal, ndlr]. Je savais que j’étais drôle à mes yeux, j’ai découvert que je pouvais l’être pour les autres. Je ne suis pas devenue instantanément Florence Foresti pour autant – aujourd’hui encore, je ne me trouve pas hilarante comme le sont Larry David, Kristen Wiig, Ricky Gervais, Valérie Lemercier. Les Monty Python, Steve Carell… Je ne suis pas drôle « HA HAHA » comme eux, en tout cas je ne me vis pas comme telle.
Vous arrivez à mettre le doigt sur ce qui vous fait rire, dans une situation, chez quelqu’un ?
Si le rire est tellement génial, c’est qu’on n’arrive jamais bien à le décrypter. Dès qu’on essaye d’expliquer ce qui nous fait rire, ça cesse d’être drôle. C’est comme certaines histoires d’amour impossibles à rationnaliser. Elles font peut-être écho à des choses lointaines et inconscientes. Elles s’expliquent forcément, mais je n’ai pas la recette.
Ricky Gervais répète souvent ça pendant ses spectacles, après avoir lâché une blague : « It’s funny because it’s true. » Il m’est souvent arrivé de faire rire sans intention humoristique, juste en énonçant une vérité. Utiliser la vérité pour faire rire, et l’humour pour dire la vérité : les deux intentions ont fusionné dans ma vie et dans cette série aussi. Est-ce que c’est une blague, la vérité, ou les deux ? J’aime cultiver une légère ambiguïté. Un ami m’a dit un jour : « Il y a le premier et le second degré, toi tu es au degré 1,5. »
La dernière fois que vous avez ri, c’était quand ?
Ça fait longtemps que je n’ai pas ri… Mais la question va me permettre de finir sur une note, disons, intéressante. L’autre jour j’ai entendu cette phrase d’un auteur anglais – je ne connais pas son nom - du XVIIIe siècle : « Ce monde est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui ressentent » [il s’agit d’une pensée d’Horace Walpole, rédigée dans sa Lettre à Sir Horace Mann en 1769, ndlr]. Il y a un peu de ça dans Iris. Chaque situation peut être vécue comme une comédie, ou une tragédie, selon l’endroit où tu places ta caméra, le regard que tu poses dessus. Et il faut croire que récemment, j’ai ressenti plus que je n’ai réfléchi.
: Iris, 6 épisodes disponibles sur Canal + dès le 25 novembre
: Les Enfants sont rois, 6 épisodes disponibles sur Disney +