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DIVINE GANG · Yann Gonzalez et Alain Garcia Vergara : « On voulait partager la musique qu’on aime de la manière la plus sexuelle possible. »

  • Quentin Grosset
  • 2023-07-03

[INTERVIEW] Avec « Memory Slot – track 1 », Yann Gonzalez (« Un couteau dans le cœur ») et Alain Garcia Vergara (« Sexually Liberated Universal Trader ») ont co-réalisé un porno gay techno aussi ardent que dément, présenté en mai dans le cycle Sexpérimentaux pensé par Nicole Brenez et Luc Vialle à la Cinémathèque française. Ode mélancolique au cruising dans les toilettes publiques, ce premier segment annonce d’autres tracks d’une mixtape porno hyper excitante, et apparaît déjà comme une nouvelle manière de proclamer, à la façon du cinéaste queercore Bruce LaBruce dont c’est le crédo, « Revolution Is My Boyfriend. » Rencontre.

D’où vient votre envie de porno ?

Yann Gonzalez : On y pense depuis longtemps ensemble. Ce n’est pas un film que j’aurais pu faire seul. En tout cas, je me sentais beaucoup plus en confiance avec toi Alain. On a une approche de la sexualité assez différente, mais étrangement, le film nous ressemble à tous les deux. Je pense que j’en ai une vision un tout petit peu plus douce.

Alain Garcia Vergara : Je ne le nie pas ! J’ai toujours aimé le porno, et j’ai toujours été très habité par le sexe pour mon propre travail artistique. Je suis aussi travailleur du sexe depuis des années. Si je fais pas mal de trucs en relation avec ma sexualité, c’est aussi pour l’assumer au max, parce que je viens d’une famille méga catho. C’est un long travail de me débarrasser de toutes ces couches de religion, de culpabilité. Et l’autre passion de ma vie, c’est la musique. C’est vraiment comme ça qu’est venue l’idée du film.

YG : On voulait vraiment partager la musique qu’on aime de la manière la plus sexuelle, orgasmique possible.

Dans ce morceau de techno lancinante, « Planet E. » du Néerlandais Wladimir M., on entend des paroles révolutionnaires contre le matérialisme, le capitalisme... Comment s’est-il imposé pour devenir la BO de votre porno ?

AGV : À la base, on avait plusieurs morceaux en tête, mais sans coup de foudre total. Sans exagérer, la première fois que j’ai écouté « Planet E. » j’ai pleuré. J’ai trouvé ça trop intense.

YG : C’est Alain qui l’a découvert. Quand il me l’a fait écouter, c’était comme une épiphanie : on s’est dit « C’est ce morceau. » C’était quatre semaines avant le tournage. Et on a pris un immense risque, celui de ne pas demander les droits au musicien – on l’a fait après le tournage, et heureusement il a dit oui. C’est la dernière fois qu’on fait ça, on a eu trop peur. Tout le film est basé sur ce morceau : le découpage, la mise en scène, les émotions… Si on n’avait pas pu l’avoir, ça n’aurait plus rien voulu dire.

AGV : Le discours de la chanson est politique, on pouvait y rattacher des questions importantes pour nous, la disparition des lieux de cruising, du sexe dans les lieux publics.

YG : Tout à coup, on faisait acte de résistance en filmant un îlot de rencontres sexuelles.

AGV : Le plus bouleversant avec le cruising, c’est que ça a parfois lieu dans des endroits sublimes. Dans la nature, dans des lieux désaffectés, je vois ça comme un privilège de baiser là. Il y a quelque chose d’utopique. Et ça existe depuis tellement longtemps.

YG : « Planet E. » date d’il y a pile trente ans, il a été composé en 1993 [il apparaît sur l’album Life A Short Story, sur le label Eevo Lute Muzique, ndlr]. Et pourtant, j’ai l’impression que ce qu’il dénonce n’a jamais été aussi prégnant et oppressant qu’aujourd’hui.

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Le film s’intitule Memory slot. Quelle brèche mémorielle avez-vous voulu ouvrir avec ?

YG : On voulait se créer nos propres souvenirs. Filmer des gens qu’on aime, capturer leur beauté, comme un document amoureux.

AGV : Pour moi, c’est déjà l’archive d’une époque, on pourra le revoir dans le futur.

YG : Même si le film n’est pas vraiment daté.

Les acteurs que vous avez choisis (BuckyX, Cloarec, Robe, Severin-F, et Silvano) portent eux quelque chose de contemporain.

YG : Oui, c’est ça, on assume l’époque à travers les visages, les corps qu’on a filmés. J’ai peut-être un côté plus rétro que toi Alain, tu as une approche esthétique plus contemporaine. J’ai sûrement une vibe plus eighties et toi un peu nineties. C’est aussi parce qu’on a 12 ans d’écart. J’aime bien que tu me bouscules ! Une de nos seules discordes, c’était sur le début du film, quand les personnages doivent s’éclairer dans le noir. Au départ, Alain pensait qu’ils pourraient utiliser des téléphones portables. Moi, j’avais envie que le film soit intemporel – on a finalement opté pour la lampe torche.

AGV : J’ai besoin d’avoir un peu de réel, surtout dans la pornographie. Mais finalement, je suis finalement très content de la lampe.

Dans cette idée du hors temps, vous réalisez un porno en pellicule plutôt qu’en numérique. C’était l’envie de renouer avec une matière plus sensuelle, organique ?

AGV : Ça change tout au niveau des peaux, des textures.

YG : On voulait que nos acteurs soient les plus beaux possibles. Ça donnait aussi quelque chose de plus précieux, de plus tendu à chaque plan.

AGV : En pellicule, on ne peut pas faire mille prises. Et, ce porno, c’était une première fois pour tout le monde, les acteurs comme les techniciens.

YG : On était flippés !

AGV : On a voulu avoir des gens qui partagent notre amour du sexe et de la musique. Le casting, ce sont des proches, tous fans de cruising. Le seul qu’on ne connaissait pas, c’était Silvano, qui à 25 ans est aussi le plus jeune. On s’est rencontrés à Paris, et il était adorable, vraiment à fond ! Ce n’est pas évident quand tu es jeune, que tu commences. Finalement, ça a bien marché entre eux.

YG : Oui, parce qu’il y avait quand même cette peur, somme toute basique : vont-ils réussir à bander ? Mais ils se plaisaient tellement, il y avait tant de désir qui circulait entre eux, que même entre les prises ils se chauffaient naturellement. Au bout d’une heure, toute l’équipe était à l’aise. C’était un espace super safe. L’assistant caméra, qui est hétéro, a eu un mot à la fin. Il nous a confié que ce tournage avait ouvert le champ de sa sexualité. C’était une des plus belles choses qu’on pouvait nous dire.

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Comment avez-vous pensé ce décor de toilettes publiques, ses néons, son carrelage vert, son miroir taché, ses glory holes ? Ce côté un peu sale, ça renvoie à une sexualité qui ne serait pas aseptisée, liée à la marge ?

YG : C’est vraiment la mise en scène qui a organisé le décor. On l’a pensé avec Gabrielle Desjean, qui avait déjà bossé sur mon long Un Couteau dans le cœur, mon court Les Îles, sur Ultra Pulpe de Bertrand Mandico

AGV : Elle est très proche de nous, c’était évident qu’elle soit là. Même dans l’approche de la sexualité c’est quelqu’un d’hyper fluide… Le porno, c’est souvent tourné dans des studios très clean, alors que le cruising échappe à l’aseptisation.

YG : Il fallait absolument que le film soit excitant. Un copain à nous m’a dit qu’il était assis à côté de quelqu’un qui a dû se lever pendant la projection. Cette personne est partie en disant : « Mais moi je suis trop excité ! » Je ne sais pas s’il est parti se branler dans les chiottes, mais c’est le plus bel hommage qu’on pouvait nous rendre !

AGV : Une chose qui était importante pour moi, c’était d’avoir des plans classiques du porno, des gros plans de pénétrations.

YG : De la contre-plongée aussi. On ne voulait pas que ce soit du elevated porn. Ça devait être beau quand même, émouvant aussi. Notre vision de la sexualité est assez différente, mais tous les deux on partage une sorte de romantisme.

Yann, dans une interview qu’on avait faite ensemble en 2018, tu déplorais qu’il n’y avait pas assez de fluides sexuels dans tes films. Là, pour le coup, il y en a plein !

YG : J’avais la frustration d’avoir réalisé un film, Un Couteau dans le cœur, qui se passe dans le milieu du porno mais qui n’en montre rien. Là, c’est le contre-champ, ou plutôt le plein-champ. Cette frustration, peut-être ce tabou, c’est le dialogue avec Alain qui m’en a libéré. Je ne pensais même pas que c’était possible de coréaliser un film. Il faut être hyper proche, se faire intégralement confiance. On n’a aucun égo l’un par rapport à l’autre.

AGV : Le tableau qu’on avait en tête, c’était un bukkake. On voulait vraiment voir les acteurs jouir.

YG : Puis ça faisait deux jours qu’ils se retenaient ! [Le film a été tourné sur trois jours, ndlr] Ils ont réussi à jouir au même moment. Bon, il faut toujours que je m’inquiète pour quelque chose : est-ce qu’on va réussir à reproduire ce petit état de grâce dans les autres tracks de Memory Slot ? En tout cas, ils devront être envisagés de manière totalement différente, avec d’autres acteurs et actrices – parce qu’on veut aussi faire tourner des filles.

Avec ce film, j’ai vu seulement la track 1. Comment vous pensez l’ensemble Memory Slot ?

AGV : Ce sont différents types de fantasmes, qu’on a envie de voir, de projeter. Ça a ouvert la conversation avec plein de gens, je ne me rendais pas compte à quel point il y a autant de gens à fond dans le porno !

YG : On veut faire une mixtape porno. Je crois qu’on a très envie de réaliser un autre film avec un morceau pop hyper dansant, de joie pure. C’est important parce qu’il y a quelque chose de très mélancolique dans cette première track.

AGV : On cherche les morceaux les plus fous, les plus bouleversants.

Votre mise en scène insiste beaucoup sur les visages, comme si vous alliez traquer le désir au fond des regards.

YG : C’est presque ce qu’il y a de plus important pour nous.

AGV : Le porno le plus excitant pour moi, c’est quand je vois les visages.

YG : C’est l’idée de visages presque rongés par le désir, et en même temps d’une amitié dans les regards échangés.

C’est aussi un peu comme si votre caméra provoquait la contagion du désir, avant de virer en une gracieuse chorégraphie porno.

YG : C’est pour ça que, pour nous, c’était hyper crucial d’avoir un chef opérateur gay. On avait envie d’immersion.

AGV : On a rencontré Manuel Bolaños. Il a été génial. On voyait qu’il cherchait toujours à trouver le truc le plus hot.

YG : On l’a laissé assez libre sur le moment de jouissance finale – tout le reste est assez pensé, avec beaucoup de plans sur pied, un découpage précis. On a aussi tourné avec le souvenir de François About, le chef opérateur d’Équation à un inconnu [un film porno gay réalisé par Dietrich de Velsa en 1979, que Yann Gonzalez a participé à exhumer et restaurer, ndlr], qu’on lui a donné en référence. Ce qui m’a marqué avec François, c’est que c’était un opérateur désirant.

Vous vous souvenez de votre toute première émotion sur un porno ?

YG : Moi oui. Je crois que les premières images porno que j’ai vues, c’était sur Canal +, 40° degrés à l’ombre de Michel Ricaud. Je l’ai découvert avec deux de mes meilleurs potes au collège, on avait 13 ans. On s’était enfermés à clé dans sa chambre, et c’était tellement troublant pour moi. Ce n’était pas un très bon film, sans aucun intérêt plastique, mais ça a ouvert la boîte de Pandore.

AGV :  Moi, je suis un enfant d’internet. J’étais un peu le pervers de la classe : j’invitais des amis à la maison et je leur montrais du porno, il y avait un vrai truc de partage ! Mais un bouleversement porno récent, c’est I.K.U (l’orgasme) de Shu Lea Cheang. Je t’ai ramené le DVD. C’est un film des années 2000 qui se passe dans le futur à Tokyo, avec un robot en roue libre qui baise plein de gens. C’est super délirant, c’est pansexuel, c’est dingue. C’est ça que je rêve de voir, de faire.

Tu m’as aussi ramené un livre important pour toi ?

AGV : Oui, Unlimited Intimacy – Reflections on the subculture of barebacking de Tim Dean. Je l’ai lu quand j’écrivais un mémoire sur la façon dont la pornographie a été importante dans la construction de mon identité homosexuelle. Ce livre a été écrit au début des années 2000 et parle beaucoup de la culture du bareback [le sexe sans capotes, ndlr.], de l’intimité, de l’excitation. Une phrase m’a trop touchée, elle dit à peu de choses près que, quand on regarde du porno, ce ne sont pas seulement des gens qui font du sexe qu’on cherche à voir. Ce qu’on veut regarder, ce sont des gens totalement délivrés, voués au sexe.

Dans Memory Slot, les acteurs ne portent pas de capotes. Ça a été une question, justement, le bareback ?

AGV : On représente la sexualité gay d’aujourd’hui, où on compose avec la PrEP [traitement antirétroviral utilisé en prévention du VIH, ndlr] ou bien la charge virale indétectable [une personne séropositive ayant une charge virale indétectable grâce à son traitement ne transmet plus le VIH, ndlr.] Ça correspond aussi à une pratique qui existait dans le porno mais était mal vue pendant vingt ans [pendant le pic de l’épidémie de VIH-sida, ndlr.] et semble aujourd’hui ordinaire.

YG : La PrEP a bouleversé nos sexualités.

AGV : Moi, avant d’être sous PrEP, je vivais avec une peur permanente, je somatisais, je n’allais pas me tester souvent. La PrEP, ça a tout changé. On peut enfin baiser sans penser à la mort !

Vous créez comme un mystère autour du film. Quand je vous ai demandé si je pouvais le revoir via un lien, vous m’avez dit que c’était l’un des partis-pris du film : pas de liens, pas d’envois aux festivals. Vous vouliez réaliser un film comme un secret ?

YG : Aujourd’hui, tout est disponible. Dès qu’on ne peut pas voir un film, on demande un lien. Ce n’est pas très excitant de regarder des films sur son ordinateur. On a envie de recréer du désir, de manière peut-être un peu fétichiste, en créant du manque. Cet été, on va s’atteler à un vrai dossier, peut-être écrire les mini-synopsis des prochaines tracks, choisir des chansons, pour trouver de l’argent. C’est un système de financement à inventer.

AGV : Il faut trouver des subventions qui nous permettent de faire du porno tel qu’on l’envisage, un peu extrême.

YG :
 On a très envie de le montrer, mais comment le diffuser ? Tout reste à imaginer ! 

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