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Denis Ménochet : « J’ai un côté très labrador ! »

  • Damien Leblanc
  • 2022-07-18

Le comédien de 45 ans, révélé en 2009 chez Quentin Tarantino, a imposé son jeu magnétique et son regard doux dans le cinéma d’auteur français (on se souvient de sa performance glaçante dans Jusqu’à la garde de Xavier Legrand) et anglo-saxon (il sera bientôt dans le nouveau Ari Aster). À l’affiche, cet été, de l’époustouflant thriller As bestas de Rodrigo Sorogoyen et du mélodrame Peter von Kant de François Ozon, l’acteur a partagé une burrata avec nous, le temps de nous raconter son parcours atypique.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans As bestas, thriller champêtre et brutal dans lequel vous incarnez un Français installé en Galice qui vit un violent conflit avec ses voisins ?

Je venais d’enchaîner plusieurs films et j’étais au Canada [pour le tournage de Disappointment Blvd. d’Ari Aster, ndlr] quand on m’a appelé pour lire le scénario de Rodrigo Sorogoyen. Comme je connaissais mal son cinéma, j’ai regardé ses films et sa série Anti­disturbios, et ça m’a complètement fasciné. Ceci dit, il fallait que j’apprenne l’espagnol et j’avais en plus une paralysie faciale à la suite d’un rappel de vaccin, donc j’ai eu un vrai doute sur ma capacité à faire ce film. Mais Rodrigo a su me rassurer, et j’avais aussi très envie de travailler avec Marina Foïs [qui joue sa femme dans le film, ndlr]. Je trouve qu’elle fait des choix cinématographiques super intéressants et, quand j’étais jeune, il y a très longtemps, j’allais voir Les Robins des Bois en spectacle [troupe de théâtre qui comptait notamment dans ses rangs Jean-Paul Rouve, Maurice Barthélemy et Marina Foïs, ndlr].

As bestas a un aspect très asphyxiant. Les confrontations physiques entre votre personnage et ses voisins ont-elles été éprouvantes à jouer ?

Oui, ça a été difficile physiquement. J’ai quand même fini avec un masque à oxygène après le tournage d’une séquence. Je ne savais plus où j’étais, je suis tombé dans les pommes. Le plan était long, la caméra se rapprochait de moi et on était dans un effort physique intense, et j’ai vu tout rouge. Mais la scène est réussie, et c’est tout ce qui compte. Moi, j’adore ça. Plus on me donne des choses dures à jouer, plus j’y vais et plus j’ai l’impression de vraiment faire mon travail.

Le film est très frontal dans son approche de la xénophobie, du fait de se sentir étranger. Ça fait écho à votre propre vie ?

J’ai eu cet écho-là, oui. Parce qu’à cause de la pandémie, j’ai dû changer de vie et m’installer en Bretagne, d’où ma famille est originaire [il habitait auparavant en Angleterre, ndlr]. Et j’ai eu à un moment donné une petite altercation avec des chasseurs qui m’ont dit : « Oui, mais depuis que vous êtes venu vivre chez nous… » Cela m’a vraiment parlé par rapport au film, cette façon dont on voit l’autre comme l’étranger. C’est un mot fort, l’« étranger », cela peut aller de ton voisin aux gens qui essaient de venir en Europe et qu’on chasse, et qu’on abandonne.

As bestas de Rodrigo Sorogoyen (c) Lucia Faraig

Vous avez passé la majeure partie de votre enfance à l’étranger. En quoi cela vous a-t-il forgé, hormis le fait que vous parlez couramment anglais ?

Oui, mon papa était ingénieur dans l’extraction pétrolière. Mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent mais, à la fin des années 1970, quand vous vouliez vous expatrier, on vous payait un peu tout : la maison, l’essence, la voiture… Je suis donc né à Enghien-les-Bains [dans le Val-d’Oise, ndlr], mais on est tout de suite partis et, au bout de quinze jours, j’habitais en Norvège. On a aussi vécu en Uruguay ou en banlieue de Dubai, aux Émirats arabes unis [il a également habité au Texas et en Argentine, ndlr]. Ma toute première école, quand j’étais petit, était en langue anglaise. On a toujours été baignés dans l’anglais, avec mon grand frère. Dans les années 1970 et 1980, la culture anglo-saxonne était en plus très forte sur le cinéma. Et puis, plus tard, j’ai rencontré une professeure, Lesley Chatterley, qui avait une école à Paris, Acting International. J’y ai passé trois ans à apprendre chaque jour à jouer en anglais et en français. Depuis 2006, je travaille aussi avec Jordan Beswick qui fait des stages en anglais à la Manufacture des Abbesses. C’est un type génial, ancien directeur de casting, notamment pour James Gray. J’ai toujours eu les deux : d’un côté des films en français et de l’autre une pratique de l’anglais pour me retrouver face à Jodie Foster en train de manger des tacos [dans Désigné coupable de Kevin Macdonald, sorti en 2021, où il incarne un avocat français, ndlr].

Cet été, vous jouez aussi, dans Peter von Kant, le rôle d’un cinéaste ultrasensible, alter ego de Rainer W. Fassbinder. Comment avez-vous abordé ce projet ?

Ça ne se refuse pas, en fait. Je repense toujours à l’école de théâtre et à mes camarades qui n’ont pas eu la même chance que moi. Peter von Kant est un personnage très pathétique par moments, très violent à d’autres moments, il est dans l’émotion, il se drogue… Je pouvais avoir accès à toutes ces partitions, sous le regard bienveillant de François Ozon.

« Peter von Kant » de François Ozon : Fassbinder au masculin

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Après Dans la maison en 2012 et Grâce à Dieu en 2019, c’est votre troisième film avec François Ozon, mais le premier dans lequel vous tenez le rôle principal.

J’ai eu cette envie très forte de montrer à François Ozon ma reconnaissance de m’avoir choisi pour ce rôle, de donner tout ce que je peux en échange de la confiance qu’on m’a faite. J’ai un côté très labrador ! Et puis Grâce à Dieu nous a tous énormément rapprochés, la teneur du film et ce qu’il a provoqué nous ont soudés à jamais [le film retrace l’histoire vraie de plusieurs hommes ayant été sexuellement abusés par un prêtre durant leur enfance, ndlr]. Je me souviens en plus être passé un jour à Montparnasse et avoir vu le tournage de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes [sorti en 2000, ce film de François Ozon était adapté d’une pièce de théâtre écrite par Fassbinder, ndlr]. Vingt ans plus tard, Ozon refait un hommage à Fassbinder, et cette fois je suis dans le film. C’est comme un signe du destin.

Grâce à Dieu de François Ozon (c) Mars Films

D’où vient cette angoisse, dont vous parlez parfois, d’être viré au tout début d’un tournage ?

Je pense que c’est propre à beaucoup d’acteurs. Je me souviens avoir lu une interview de Dustin Hoffman, qui avait été en coloc avec Gene Hackman. Ils s’étaient retrouvés pour la première fois sur un même projet et, après le premier jour de tournage, ils se sont avoué cette crainte-là également : « Est-ce que le film que tu viens de finir est ton dernier ? Est-ce que le premier jour de ton prochain film, tu vas te faire virer ? » Ça fait partie du métier. Et c’est très embarrassant et bizarre pour moi de me retrouver au premier plan. Je fais cette comparaison avec les tortues qui vont pondre des œufs sur la plage : d’un coup les œufs éclosent, les petites tortues vont vers la mer et il y a des oiseaux qui en dévorent plein. Pour une petite tortue Meryl Streep qui arrive jusqu’à la mer, il y en a trente ou quarante qui ont été dévorées. Je pense à ça, et je me dis que je vais me faire dévorer.

Jusqu’à la garde de Xavier Legrand avait une vraie charge politique. Dans ce film sorti quatre mois après #MeToo, vous jouiez un père de famille en plein divorce dévoilant peu à peu un visage manipulateur…

Oui, le film a déclenché une prise de conscience. On pouvait se rendre compte, quand mon personnage tire dans la porte et qu’il manque de tuer son fils, de ce qu’est réellement le problème des féminicides, qui n’est toujours pas réglé. La mise en scène de Xavier Legrand est tellement forte et tendue, Jusqu’à la garde rivalise avec les meilleurs thrillers coréens ou américains, et c’est mon genre préféré. C’était une vraie fierté de pouvoir participer à un débat de société et de tout donner pour que les gens vivent l’histoire, en parlent après le film, éduquent leurs enfants… Cela rejoint les conversations sur la pédophilie dans l’Église déclenchées par Grâce à Dieu, ou le point de vue sur les réfugiés que donnera Les Survivants de Guillaume Renusson. Je joue un homme qui vit isolé dans un chalet des Alpes, non loin d’un lieu de passage pour des migrants qui cherchent à franchir la frontière entre l’Italie et la France, et qui va rencontrer une réfugiée en pleine nuit. C’est un premier film hyper puissant.

Jusqu'à la garde de Xavier Legrand (c) Haut et Court

Allez-vous beaucoup au cinéma ?

Oui, j’ai la chance d’avoir près de chez moi, en Bretagne, un cinéma dans lequel j’allais quand j’étais jeune et qu’on rentrait en France pour les vacances. Il s’appelle l’Eckmühl [à Penmarc’h, dans le Finistère, ndlr]. Mais la pandémie a énormément changé les comportements, et ça peut être compliqué pour des gens de trouver une baby-sitter, une place de parking, et de payer douze euros pour un film… Est-ce que cela va s’inverser ? Je le souhaite vraiment. Car l’expérience de la salle, ça change des vies, ça inspire, ça crée des vocations, ça fait comprendre des choses auxquelles on n’aurait pas pensé. Alfred Hitchcock disait que c’était beau d’avoir au cinéma un « good cry », de pleurer un bon coup. Il n’y a que la salle qui apporte ça, c’est un sanctuaire où on s’autorise à lâcher prise.

Votre vocation d’acteur est-elle née dans une salle de cinéma ?

Mon premier grand souvenir de cinéma, c’est E. T. L’extra-terrestre [de Steven Spielberg, sorti en 1982, ndlr]. C’était un accès au rêve. Comme quand Elliott fait la vaisselle, ouvre le robinet, que de la buée s’élève autour de son visage et qu’il regarde les étoiles… C’est quelque chose que je fais, encore aujourd’hui, je regarde les étoiles en rêvant. Du côté des acteurs, c’est Anthony Hopkins qui m’a profondément marqué en 1991 dans Le Silence des agneaux [de Jonathan Demme, ndlr] et trois ans plus tard dans le magnifique Les Vestiges du jour [de James Ivory, ndlr]… J’avais du coup décortiqué sa méthode de travail.

Après une dizaine d’apparitions dans des œuvres aussi variées que Caméra Café ou La Môme, vous êtes révélé au public en 2009 avec Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Vous y incarnez un fermier qui cache une famille juive chez lui pendant la Seconde Guerre mondiale avant que le SS Hans Landa (Christoph Waltz) ne vienne lui extorquer des aveux. Comment ça s’est passé ?

Déjà pincez-moi, parce que c’est pas possible [il se laisse pincer la main, ndlr]. Ce jour-là j’ai gagné au loto professionnel. Le casting était rue de Rivoli, dans une cuisine, et il y avait Tarantino et son producteur. On a lu la scène une seule fois, et je suis parti. Trois semaines après, Tarantino m’appelle et me dit : « Ça va être toi. » Jamais je n’aurais imaginé ça possible.

Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (c) Universal Pictures International France

L’intensité émotionnelle et l’atmosphère irrespirable de cette scène d’ouverture restent en mémoire. Comment avez-vous géré la pression ?

Le vrai cadeau que m’a fait Quentin Tarantino, c’est de me montrer comment avoir accès à l’émotion en tant qu’acteur. C’est une clé secrète que je ne peux pas révéler en détail, mais il m’a tout expliqué et ça m’a énormément apporté. Il faut savoir que cette scène, au début d’Inglourious Basterds, est une reprise de la scène de True Romance [écrit par Quentin Tarantino et réalisé par Tony Scott en 1993, ndlr] où Christopher Walken vient dans la caravane voir Dennis Hopper qui lui fait un discours sur les Siciliens en expliquant pourquoi ils sont tous devenus bruns aux yeux noirs alors qu’ils étaient avant blonds aux yeux bleus. Christopher Walken éclate de rire et laisse Dennis Hopper fumer une dernière cigarette avant de l’exécuter. C’est Tarantino qui a écrit cette scène, et ce sont exactement les mêmes ressorts de tension qu’au début d’Inglourious Basterds. Quentin voulait récupérer dans son propre cinéma ce sicilian speech. Et il y a un truc que je trouve très bizarre avec cette scène : quand tu y penses, c’est Christopher Walken et Dennis Hopper d’un côté, Christoph Waltz et Denis Ménochet de l’autre. Tarantino a repris des acteurs avec les mêmes prénoms pour se réapproprier totalement la scène. Je suis sûr qu’il en avait conscience. Et ça, je m’en suis rendu compte bien plus tard, quand j’étais dans le métro et que j’ai vu l’affiche du film. Ça m’a percuté.

Après Tarantino, vous avez tourné avec d’autres grands cinéastes anglo-saxons, comme Ridley Scott (Robin des Bois), Stephen Frears (The Program), Wes Anderson (The French Dispatch)…

Quand on fait des films d’auteur français, on peut avoir en amont de vraies conversations avec les cinéastes sur le rôle. Et ça, c’est beaucoup plus proche de ce que je pense être mon métier. Sur de gros tournages hollywoodiens, j’ai moins accès au réalisateur, qui est dans une dynamique de construction plus rapide. The French Dispatch de Wes Anderson [dans ce film sorti en 2021, Denis Ménochet joue un garde pénitentiaire, ndlr], c’était très méticuleux et en même temps énorme, car il y a plein de choses qui se passent. Mais, en tant que fan de cinéma, quand Wes Anderson me propose de venir faire une panouille, je suis content. C’est pour ma collection personnelle d’images.

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Tourner dans Robin des Bois a dû être intéressant aussi.

C’était très impressionnant. Surtout, j’ai fait la connerie de mentir en disant que je savais faire du cheval [il joue Adhemar, homme de main du roi de France Philippe Auguste, qui rejoint la troupe de Godefroy, ndlr]. Et j’ai failli crever. Car il a fallu qu’on attaque, avec Mark Strong, [qui joue le seigneur Godefroy, cruel homme de main du roi Jean, ndlr] un château fort en bois avec huit caméras, du feu et je ne sais combien de figurants. C’est George, un cheval au CV long comme le bras, qui m’a sauvé la vie ce jour-là. Ridley Scott hurlait de rire. Il s’est du coup pris de passion pour moi et m’a emmené partout. Je ne tournais pas, car mon rôle était minuscule, mais j’étais tout le temps avec Ridley, je dînais avec lui, avec sa femme, avec William Hurt [qui joue aussi dans le film, ndlr]. Je garde un souvenir encore meilleur des dîners avec Ridley Scott que des quelques scènes tournées avec lui.

Vous venez de tourner dans le prochain film très attendu et mystérieux du cinéaste américain Ari Aster, Disappointment Blvd. Comment c’était ?

Ari Aster est en train de créer son propre genre filmique. J’ai été plus qu’impressionné sur le plateau. Aussi parce qu’il y avait Joaquin Phoenix dans un rôle comme on ne l’a jamais vu [il joue « l’un des entrepreneurs les plus prospères de tous les temps », d’après le pitch officiel, ndlr]. Ari faisait des plans incroyables avec son chef op, il utilisait de vieilles techniques des années 1980 et d’un coup un truc super moderne, dans un décor complètement fou. C’était un énorme what the fuck ce tournage.

Vous avez été nommé deux fois aux César, en 2019 pour Jusqu’à la garde et en 2020 pour Grâce à Dieu. C’est une déception de ne pas avoir été récompensé ?

Bien sûr qu’on est toujours déçu, c’est toujours cool d’avoir une récompense. Après ce n’est pas une fin en soi. Et au fond je m’en fiche un peu, car je n’ai pas l’impression d’appartenir à cette famille-là. J’ai l’impression d’être toujours là en outsider. Parce que mon parcours est particulier : j’ai commencé par l’Amérique, je n’ai pas grandi tout de suite avec une génération de cinéastes et d’acteurs français.

As bestas de Rodrigo Sorogoyen, Le Pacte (2 h 17), sortie le 20 juillet

Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS

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