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Décryptage : les films de possession
- Corentin Lê
- 2019-06-11
Avant que Bertrand Bonello n’invoque la culture vaudou dans Zombi Child, en salles le 12 juin, plusieurs cinéastes ont mis en scène des êtres pris dans le tourment d’obscures possessions. De Jacques Tourneur à Andrzej Żuławski en passant par Na Hong-jin ou William Friedkin, chacun a envisagé à sa manière une libération des traumatismes par l’entremise d’un corps en mouvement.
« Vous verrez que la superstition est une chose contagieuse. Bien des personnes se laissent souvent emporter ! » Tirée de Vaudou de Jacques Tourneur (1943), cette réplique, prononcée par le mari d’une femme zombifiée après avoir été victime de plusieurs crises de démence, évoque les légendes locales d’une île proche d’Haïti, terre d’élection de la mythologie zombie, où le film prend place. Des mots (et un film) qui résonnent avec le dernier long de Bertrand Bonello, Zombi Child, dans lequel Mélissa, une lycéenne haïtienne, confie à ses camarades que son héritage familial implique le risque d’une zombification. Cette révélation déclenchera la fascination de l’une de ses amies, Fanny, pour les croyances vaudou. Si le film de Bonello ne s’aventure que partiellement sur le terrain du cinéma fantastique, les corps des zombifiés, de leurs descendants et des maraboutés y sont le centre de toutes les attentions : d’une part, ils viennent transposer les souffrances causées par l’esclavage et la colonisation à l’échelle figurative ; d’autre part, ces corps permettent d’incarner les esprits malfaisants eux-mêmes pour s’en affranchir, à l’image du rite vaudou final dans lequel Fanny cherche à se défaire d’un insurmontable chagrin d’amour. Soit livrer son corps pour mieux se délivrer de ses propres traumas.
À BRAS-LE-CORPS
Bien avant Bonello, cette trajectoire qui consiste à littéralement faire corps avec le maléfice et le traumatisme afin de s’en libérer donnait déjà toute sa force à L’Exorciste de William Friedkin (1974), le plus terrifiant des films de possession. L’imagerie chrétienne n’a certes pas grand-chose à voir avec les fétiches vaudou et haïtiens, mais l’une des dernières séquences du film montre, comme dans Zombi Child, le transfert du malheur d’une figure à une autre. Lorsque le père Karras, hanté par la culpabilité liée au décès de sa mère, finit par étrangler la jeune Regan en hurlant «Prends-moi! Prends-moi! Viens en moi!», l’entité démoniaque qui torturait jusqu’alors la jeune fille investit le corps du prêtre. Possédé à son tour, le père Karras se défenestre, emportant le mal avec lui dans sa tragique mise à mort. En cela, si elle s’avère bien plus morbide que dans Zombi Child, la transmission corporelle du maléfice de L’Exorciste s’ouvre également à une forme de libération. En digne héritier du cinéma de William Friedkin, le Sud-Coréen Na Hong-jin a lui aussi construit son thriller fantastique The Strangers (2016) selon l’idée d’une transmission corporelle du mal. Dans ce film obsédant, une petite fille (encore une) est possédée par le diable (encore lui), tordant et maltraitant son corps juvénile de déchirantes convulsions.
Contrairement à L’Exorciste ou à Zombi Child, plusieurs rites chamaniques ne parviennent cependant pas à venir à bout du mal en question. C’est que ce dernier a déjà réussi à se nicher dans un autre corps – celui d’un chaman peu scrupuleux –, bien décidé à hanter le sol damné des vivants : parce qu’il est partout, s’emparer du mal dans l’espoir de s’en libérer s’avère dès lors inutile. Réputé pour ses scènes de contorsions hallucinantes, le Possession d’Andrzej Żuławski (1981) propose, lui, une issue encore plus sinistre que celle de The Strangers. Avec Isabelle Adjani et Sam Neill dans les rôles d’une femme et d’un homme gangrenés par la paranoïa, les deux figures principales du film voient leurs doubles maléfiques prendre petit à petit leur place, jusqu’à ce qu’elles laissent, après un ultime et fatal affrontement, leur enfant aux mains de doppelgänger à l’allure impassible. Face à la délivrance par le rituel dans Zombi Child ou par la mort dans L’Exorciste et à l’impossibilité de se délivrer d’un mal déjà omniprésent dans The Strangers, Żuławski propose une substitution des corps possédés par leurs doubles, eux-mêmes privés de ce qui faisait l’humanité de leurs modèles. Au regard de cette déroutante issue, c’est à se demander si, plutôt que de chercher à conjurer le sort coûte que coûte, il ne suffirait pas d’accepter le mal comme une part de nous-mêmes.