- Article
- 5 min
Filmer le terrorisme
- Quentin Grosset
- 2019-03-11
Comme Amanda et Utøya, 22 juillet, qui sortent ce mois-ci, de nombreux documentaires et fictions récents ont tenté de saisir les enjeux et les contours du terrorisme: Nocturama de Bertrand Bonello, Salafistes de François Margolin et Lemine Ould Salem, La Désintégration de Philippe Faucon, Taj Mahal de Nicolas Saada… Dures, ambiguës, directes ou allusives, ces images incitent à s’interroger: à quelles questions éthiques se confrontent les cinéastes lorsqu’ils se penchent sur ces traumatismes récents et collectifs?
Incarner l’histoire immédiate
Le réalisateur Mikhaël Hers en parle dans l’interview qu’il nous a accordée à l’occasion de la sortie de son magnifique Amanda – ce qui l’a frappé dans la couverture médiatique des attentats de 2015 et 2016 en France, notamment à la télévision, c’est la saturation d’images qu’il jugeait sales, dégueulasses, mais surtout vides. Face au flot frénétique et irraisonné d’images produites par les chaînes d’info en continu, le cinéaste oppose des temporalités plus lentes, des pauses pour ressentir plus vivement l’abasourdissement et l’effroi diffus dans les rues du Paris endeuillé. Mais comment mettre en récit des événements qui ont eu lieu hier, sans le recul de l’histoire? Hers répond: en resserrant les perspectives, en filmant les récits collectifs vagues et épars à hauteur d’homme ou d’enfant, pour nous les rendre plus proches, sensibles, et pour faire naître la réflexion en contournant la prétendue neutralité vantée par certains médias (souvent chargée d’idéologie sécuritaire, islamophobe…).
—> A LIRE AUSSI : Notre entretien avec Mikhaël Hers
Reconstituer l’horreur
Certains cinéastes choisissent de reconstituer la réalité d’un attentat à travers une focalisation subjective des victimes et témoins directs – la tuerie perpétrée en 2008 par des terroristes islamistes dans un palace de Bombay vue par une jeune Française coincée dans sa chambre dans Taj Mahal de Nicolas Saada (2015); le massacre en 2011 de jeunes travaillistes norvégiens par le terroriste d’extrême droite Anders Behring Breivik relaté du point de vue d’une adolescente dans Utøya, 22 juillet d’Erik Poppe quand, pour les mêmes événements, retracés dans Un 22 juillet, disponible sur Netflix, le réalisateur Paul Greengrass adopte lui un point de vue omniscient. Pourquoi choisir de s’adresser ainsi directement au corps du spectateur (ces sons de coups de feu hors champ qui crispent, un peu comme dans Elephant de Gus Van Sant), de jouer sur son identification à des victimes vulnérables (des enfants dans le cas d’Utøya, 22 juillet)? Comment éviter le sensationnalisme, le spectaculaire?
—> A LIRE AUSSI: Notre critique de Utoya, 22 juillet
Poppe, qui intensifie encore le stress du spectateur en filmant en temps réel et en plan-séquence, insiste dans le dossier de presse du film sur l’importance de « recentrer l’attention sur les victimes » afin de leur « restituer la mémoire de ces événements », après les indécentes prises de paroles de Breivik (dont le nom n’est jamais cité et qui n’apparaît jamais distinctement dans le film) sur ses conditions d’incarcération. Même ambition pour Saada, qui déclarait à Télérama en décembre 2015: « Ce qui a été important, et on me l’a assez reproché, c’était de ne pas montrer les terroristes. Je voulais qu’on partage cette terreur de la victime, non pas dans un but sadique, mais éthique. »
Donner un visage à la terreur
Après les attentats de 2015 et 2016 en France, le débat faisait rage entre ceux qui prônaient l’anonymisation des terroristes (ne pas divulguer leur photo ou leur identité pour ne pas participer indirectement à leur propagande) et ceux qui considéraient que ne pas accepter de les regarder en face revenait à nier la réalité. Selon Libération, en janvier 2016, les débats au sein de la commission de classification du CNC auraient été vifs au sujet du documentaire Salafistes de François Margolin et Lemine Ould Salem (qui montre, sans commentaire, des vidéos de propagande djihadiste et des entretiens réalisés au Mali, en Irak, en Tunisie, en Algérie ou en Mauritanie avec des figures d’AQMI ou des autorités religieuses salafistes), certains des membres de l’instance préconisant de ne pas lui octroyer de visa d’exploitation au motif que ce film faisait l’apologie du terrorisme – il est finalement sorti en salles, avec des coupes, mais a été interdit aux moins de 18 ans.
Lemine Ould Salem faisait lui-même part de ses questionnements sur la justesse de son regard à Libération: « Chaque jour je me suis posé cette question. Je suis trop près d’eux, je me brûle. Je suis trop loin, je suis froid. Je me suis aussi dit à un moment qu’ils ne me laisseraient pas ressortir… » Cette problématique glaçante, vertigineuse, de la distance à adopter s’agissant d’un film qui met en scène des terroristes était déjà contenue dans la fiction La Désintégration (2011) de Philippe Faucon. Le réalisateur, en ne diabolisant jamais ses personnages, se penchait sur les rouages sociaux qui pouvaient mener des jeunes issus de quartiers défavorisés au fondamentalisme. Expliquer, est-ce excuser? « Le terrorisme, en général dans les films, c’est quelque chose dont on ne décrit pas les raisons. On a l’impression que les gens sont mauvais ou pervers par nature », déplorait Faucon dans l’émission Projection privée sur France Culture en février 2012, rappelant que sa démarche visait au contraire à essayer de comprendre comment des phénomènes aussi tragiques peuvent se produire dans nos sociétés.
Commémorer et continuer
La fonction commémorative est presque inhérente aux films qui traitent d’attentats. C’est par exemple la démarche mémorielle des réalisateurs Jules et Gédéon Naudet dans leur minisérie documentaire pour Netflix, 13 novembre. Fluctuat nec mergitur (2018), dans laquelle les survivants des attentats parisiens témoignent de la manière dont ils ont vécu l’horreur. Dans leur récit minutieux, organisé dans une narration sérielle qui joue des cliffhanghers à la fin de chaque épisode, s’accumule une foule de détails durs à entendre : est-ce vraiment indispensable d’en savoir autant? Dans un entretien au Figaro en juin 2018, les réalisateurs évoquaient le besoin cathartique de mettre des mots sur ces événements, parlant pour les témoins de « thérapie« , d’autant plus nécessaire qu’elle est « partagée avec le monde entier. » Dans le même esprit, plusieurs films se demandent quoi faire de cette mémoire.
C’est l’incertitude du personnage de David dans Amanda qui, après avoir perdu sa sœur dans un attentat au bois de Vincennes, ne sait pas s’il doit garder son deuil pour lui ou participer à la commémoration collective en répondant aux questions d’une journaliste. Ou c’est, contre l’absurdité de tels événements, la tentation de ramener du sens en fabriquant des héros exemplaires – la fascination de Clint Eastwood pour les trois Américains qui ont déjoué l’attentat du Thalys en août 2015 et qui jouent leur propre rôle dans son film Le 15h17 pour Paris (2018). C’est aussi la révolte du documentariste Sylvain George face aux velléités sécuritaires de l’État après les attentats, largement promues par certains médias – dans Paris est une fête (2017), le réalisateur réagissait en filmant des CRS en train de piétiner les couronnes de fleurs dédiées aux victimes du 13 novembre, et en allant au plus près de foyers d’insurrection disparates (contre l’état d’urgence, contre la violence subie par les réfugiés) du Paris de 2015 et 2016. Du deuil collectif, il tirait l’électricité d’une remobilisation.