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XX Elles : histoire d’un cinéma érotique au féminin

  • Joséphine Leroy
  • 2024-09-19

[DÉCRYPTAGE] Avec Emmanuelle, adaptation libre du roman d’Emmanuelle Arsan publié officiellement en 1967, plus que remake du célèbre film érotique de Just Jaeckin sorti en 1974, Audrey Diwan ressuscite un genre tombé en désuétude : le cinéma érotique. Qu’est-il devenu depuis son âge d’or en France ? Peut-il connaître un nouveau souffle post-MeToo ? Moderne et sinueux, le film d’Audrey Diwan semble s’inscrire dans une lignée de films réalisés par des femmes qui ont donné chacune à leur manière un bon coup de fouet au genre.

Dans l’Emmanuelle d’Audrey Diwan, dont l’intrigue est contemporaine, de riches clients d’un hôtel bavardent ou flirtent dans un bar-restaurant chic, et voient soudainement déferler à travers la vitre une tempête, prête à tout détruire. Ce dérèglement météorologique, joué sur un registre très sensoriel, la cinéaste l’utilise comme une métaphore de l’irruption du désir et de son potentiel destructeur. «Ce qui m’intéresse, c’est d’utiliser l’érotisme comme un matériau, comme une atmosphère, comme quelque chose d’incertain, et qui ne va pas forcément s’incarner à l’endroit du corps», nous explique la réalisatrice, dont le film, présenté à tort comme un remake, multiplie au contraire les pas de côté.

Sorti en 1974, le film culte de Just Jaeckin (premier d’une saga qui compte sept volets) avait battu un record en restant cinq cent cinquante-trois semaines à l’affiche des cinémas en France. Centré lui-même sur le corps, l’effeuillage ou la nudité – d’après Wikipédia, dans le cinéma érotique, «les rapports sexuels sont simulés ou présentés de façon que les organes génitaux ne soient pas visibles» –, il raconte l’histoire d’une jeune femme française (interprétée par Sylvia Kristel) poussée par son époux diplomate à vivre des aventures sexuelles lors d’un voyage à Bangkok, et qui finit par y prendre goût. À l’époque, on questionnait peu l’exotisme de l’œuvre ou son bourgeoisisme. Mais on louait son esthétique léchée.

Emmanuelle (1974) © Collection Christophel

Sans la provoquer directement – Mai 68 et la révolution sexuelle sont déjà passés par là –, le succès du film de Jaeckin participe à l’arrivée en salles d’une nouvelle vague de films érotico-pornographiques et à l’intégration de scènes érotiques dans des films de cinéma dits « classiques » (comme Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci, 1972 ; Glissements progressifs du désir d’Alain Robbe-Grillet, 1974 ; Les Valseuses de Bertrand Blier, 1974). Dès 1975, la loi sur le classement X (qui imposa jusqu’en 2009 une taxe supplémentaire aux producteurs et exploitants, une exclusion des subventions publiques et une interdiction aux moins de 18 ans) vient calmer tout cet engouement autour du cinéma érotique. Un demi-siècle après la sortie d’Emmanuelle, le fait qu’une réalisatrice féministe comme Audrey Diwan revisite ce succès vintage intrigue. Entre-temps, sur le terrain de l’érotisme alors dominé par les hommes et donc miroir de leurs fantasmes, des réalisatrices avaient tenté de bousculer les codes.

RÉÉCRIRE LE SCRIPT

Agnès Varda, Nelly Kaplan, Coline Serreau… Plusieurs femmes cinéastes ont pris part à la révolution sexuelle en abordant des thèmes courageux, irrévérencieux – l’avortement dans L’une chante, l’autre pas de Varda (1977), la prostitution comme arme de vengeance dans La Fiancée du pirate de Kaplan (1969), la liberté d’un trouple bi et polyamoureux dans Pourquoi pas ! de Serreau (1977)… Dans L’Intimité à l’écran. Une histoire des représentations de la sexualité au cinéma (Nouveau Monde Éditions, 2017), Alain Brassart parle de «scripts sexuels » répétés dans la littérature et au cinéma qui « influencent largement nos actes», d’où l’impression d’une homogénéité dans les récits autour de la sexualité. Certaines réalisatrices ont remis en question ces scripts prédéfinis dans des fictions érotiques.

La Fiancée du pirate © Collection Christophel

Comme Chantal Akerman, qui a pensé le genre dès son premier long métrage, sorti en 1976, Je, tu, il, elle (de retour en salles le 25 septembre, dans le cadre d’une rétrospective de la cinéaste belge). Dans cette autofiction en noir et blanc et plans fixes, elle se met d’abord en scène dans le plus simple appareil, tournant en rond autour d’un matelas comme un poisson dans un bocal, dévorant des sacs de sucre en poudre et rédigeant des lettres. Avant de sortir et d’avoir une aventure unilatérale avec un camionneur (Niels Arestrup) dans son véhicule. Unilatérale car, bien qu’elle partage en voix off son envie de faire l’amour, elle finit par le masturber – alors que la caméra se focalise sur le personnage masculin qui lui donne des indications, son corps à elle est hors champ et elle reste silencieuse. Jusqu’ici, rien de très excitant. Mais, dans la dernière partie, alors que l’héroïne retrouve une ancienne amante, tout se dérègle. Jeux de regards, lutte animale au lit et cunni en apothéose… Alors que les changements de plans étaient rares jusque-là, la caméra d’Akerman, toujours fixe, filme ces ébats lesbiens avec beaucoup de sensualité, donnant à voir la jouissance mutuelle de ses personnages.

La question de l’érotisme reviendra chez la cinéaste, notamment dans un film moins connu. La comédie vaudevillesque Demain on déménage (2004, qui ressort en salles le 23 octobre) raconte l’histoire d’une écrivaine de romans érotiques (Sylvie Testud), alter ego d’Akerman, qui, en panne d’inspiration, doit à la fois répondre à une commande (ses éditeurs l’avertissent : il ne faut pas faire dans la dentelle) tout en vendant son appartement. Dès son ouverture, le film pense cette question de représentation avec humour. La scène se déroule autour d’un piano qui, descendu par la fenêtre pour être réceptionné par un camion de déménageur, flotte dans le ciel. Hors champ, alors qu’une femme guide en réalité les déménageurs, tout suggère qu’elle va avoir un orgasme : « Plus haut ! Trop lent ! Plus vite ! Voilà.» Sans montrer de véritable scène de sexe, tout le film gravite autour de cette question du « réaménagement » de l’imaginaire érotique. Pour d’autres cinéastes, cela doit passer par des représentations frontales et politiques.

Le psychanalyste Sigmund Freud parlait en 1926 de la sexualité de la femme adulte comme d’un « continent noir» pour la psychologie, pouvant aussi bien provoquer de la « fascination » que de la « haine » (dans La Question de l’analyse profane). Si critiquable soit-elle, cette idée illustre bien tout un système de pensée patriarcal, qui voudrait que le corps des femmes soit à la fois mystérieux, souillé, sale, dangereux. Dans le cinéma français des années 1990-2000, deux réalisatrices ont détourné cette idée en montrant avec un sens certain de l’ambiguïté comment le sexe, quand il est dominé par une vision masculine sexiste, conduit au chaos : Catherine Breillat et Virginie Despentes (on pourrait aussi citer les films Trouble Every Day de Claire Denis, 2001 ; Post coïtum animal triste de Brigitte Roüan, 1997 ; Le Secret de Virginie Wagon, 2000). Catherine Breillat, dont une grande partie de la filmographie est traversée par cette idée (depuis son premier long métrage Une vraie jeune fille, sorti en 1976), a tourné deux films qui fusionnent érotisme et pornographie, avec la star du X Rocco Siffredi : Romance (1999) et Anatomie de l’enfer (2004).

Trouble Every Day © Collection Christophel

Le premier parle d’une femme amoureuse mais frustrée par l’homme qu’elle aime, qui va voir ailleurs et s’essaye notamment à la domination pour se défouler [dans un entretien accordé au Nouvel Obs le 27 août dernier, la comédienne Caroline Ducey affirme avoir été violée lors du tournage du film Romance. Elle déclare aussi avoir subi l’emprise de la cinéaste. Des accusations que l’actrice porte dans le livre La Prédation (nom féminin), publié aux éditions Albin Michel. Catherine Breillat a annoncé son intention de porter plainte pour diffamation, ndlr]. Le second, toujours autour d’une femme frustrée mais cette fois célibataire, imagine un pacte entre celle-ci et un homme gay, qui accepte de « l’explorer » quatre nuits de suite contre rémunération. Froide, expérimentale, la mise en scène de ces deux films laisse à voir comment les échanges sexuels ou verbaux entre hommes et femmes sont contaminés par la violence du patriarcat. Chez Breillat, la chair est triste.

Dans le revenge movie cru et ultraviolent Baise-moi (2000), adaptation de son roman éponyme coréalisée avec Coralie Trinh Thi, Virginie Despentes attaque encore plus fort le système, avec son duo d’héroïnes qui règlent leurs comptes à coups de « sexe extrême, drogue, bière et gâchette », selon le synopsis, dans une mise en scène brute permise par l’usage d’une petite caméra DV. La sortie du film s’accompagne de multiples scandales. D’abord projeté avec une interdiction aux moins de 16 ans et un avertissement, le film va voir son visa d’exploitation annulé par le Conseil d’État cinq jours après sa sortie. Des personnalités du cinéma – comme le réalisateur, distributeur, producteur et exploitant Marin Karmitz, fondateur de mk2 (qui distribue ce magazine) – y voient une atteinte à la liberté d’expression. Ce dernier continue de projeter le film dans ses salles, en précisant par affichage qu’il est interdit aux moins de 18 ans.

Une pétition contre la censure est publiée dans Les Inrockuptibles. Cette affaire a eu pour conséquence la parution du décret du 12 juillet 2001, qui permet au ministère de la Culture d’interdire un film aux moins de 18 ans sans pour autant l’inscrire sur la liste des films pornographiques ou d’incitation à la violence. Au-delà de leur aspect sulfureux et des interrogations éthiques légitimes qu’ils suscitent, les films de Breillat et de Despentes ont joué un rôle important dans les représentations, ce dont les productions contemporaines ont bénéficié.

« ÉROTISER L’ÉGALITÉ »

« Ça m’intéressait de faire un film érotique qui s’ouvrirait sur l’histoire d’une femme qui n’a plus de plaisir », résume Audrey Diwan, quand on lui demande ce qui la stimulait dans le genre érotique. L’Emmanuelle de la cinéaste, incarnée par Noémie Merlant, est une femme d’affaires célibataire chargée d’évaluer pour le compte d’un grand groupe hôtelier la performativité d’un établissement situé à Hong Kong. Dans l’une des premières scènes, son visage désabusé en plein coït avec un inconnu dans les toilettes d’un avion donne le ton. « Le livre Emmanuelle, je le prends comme un vaisseau pour parler d’une expérience plus intime, une sorte de sortie du parcours initiatique. Quand on est jeune, on découvre la sexualité, la transgression. Mais, quand on a entre 35 et 45 ans, qu’est-ce qui stimule nos désirs ? » Plusieurs aventures sexuelles (masturbation seule ou à deux, stimulation par des objets comme un simple glaçon, triolisme, voyeurisme ou quête d’ombres et de corps dans les dédales de l’hôtel) vont s’immiscer dans ce « parcours », d’abord inhibé par l’univers lissé et ultracapitaliste dans lequel évolue l’héroïne.

Noémie Merlant, l'affranchie

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Dans le film, le travail sur le cadrage (qui joue sur le « montré-caché ») et les séquences qui s’étirent participent au mystère qui se propage : « Cette électricité nécessite une vraie réflexion. Avec le chef-opérateur Laurent Tangy, plus on avançait dans le récit, plus on se laissait aller plus librement à des idées, à des mouvements qui venaient », détaille la réalisatrice. Cette réactivation du désir rappelle le beau Lady Chatterley (2006) de Pascale Ferran. L’histoire d’une femme (Marina Hands) dont le mari, propriétaire d’un grand domaine, est revenu du front de la Première Guerre mondiale paraplégique et impuissant. Alors qu’elle promène son ennui, elle tombe sur la cabane du garde-chasse. Progressivement, elle commence à fantasmer sur cet homme solitaire avec lequel elle entame une liaison, d’abord décevante, puis, à mesure de leurs rencontres, de plus en plus profonde, sensuelle, naturaliste. Si la mise en scène s’arrime au point de vue de l’héroïne, le scénario développe aussi le personnage du garde-chasse. Sans jamais les nier, la cinéaste estompe, à mesure que les corps se dévêtissent, les barrières sociales, rendant les corps égaux.

Lady Chatterley de Pascale Ferran

Dans un entretien pour le média américain Big Think en 2010, la grande féministe américaine Gloria Steinem invitait à « érotiser l’égalité ». Une utopie ? En tout cas une nécessité, au regard des prises de paroles des femmes dans le cinéma pour dénoncer les abus sexuels et des changements bienvenus qui s’opèrent dans l’industrie, comme l’apparition du métier de coordinatrice d’intimité. De Valérie Donzelli (de son premier long La Reine des pommes, en 2010, à L’Amour et les Forêts, 2023) à Rebecca Zlotowski (qui cosigne le scénario d’Emmanuelle), en passant par Audrey Diwan, on a vu plusieurs cinéastes contemporaines s’inscrire dans cette perspective. Pour reprendre les mots de Charles Baudelaire (dont le poème L’Invitation au voyage a inspiré Audrey Diwan) : « C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. »

Emmanuelle d’Audrey Diwan, Pathé (1 h 45), sortie le 25 septembre

Image de couverture : Chacha Huang et Noémie Merlant dans Emmanuelle d'Audrey Diwan © Chantelouve - Rectangle Productions - Goodfellas - Pathé Films - Emmanuelle Estate Inc. - Photographe : Manuel Moutier

🔴 À l’occasion des 50 ans de mk2, qui édite ce magazine, TROISCOULEURS a le plaisir d’être partenaire de Certains l’aiment FIP, jusqu’à la fin de l’année. Cette émission de musique et cinéma de Susana Poveda et Denis Soula, sur FIP, met le septième art sur écoute tous les dimanches à 20 h (et en podcast), en invitant ses auditeurs à une balade dans l’imaginaire musical d’un ou une cinéaste, d’un compositeur, d’une compositrice, d’un acteur ou d’une actrice.

Au regard de ce dossier sur Emmanuelle et l’érotisme dans le cinéma post-MeToo, nous vous recommandons chaudement l’émission sur Noémie Merlant, diffusée le 22 septembre, avec un focus sur Emmanuelle d’Audrey Diwan et qui explore son travail avec Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu), Jacques Audiard (Les Olympiades), Louis Garrel (L’Innocent) ou encore André Téchiné (Les Âmes sœurs).

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