Souvenons-nous. Au début des années 2000, de nombreux longs métrages font l’événement. Entre les sagas Le Seigneur des anneaux et Harry Potter, les sorties de films d’auteur adulés comme Mulholland Drive et Elephant ou le retour de Steven Spielberg à la science-fiction avec Minority Report et La Guerre des mondes, l’actualité est des plus riches. Et pour plusieurs générations de passionnés, la fête se poursuit sur les forums de discussion web, en pleine effervescence. Créés à la fin des années 1990, les forums Allociné (il y avait le forum « général », le « films et débats », le « business », le « stars et célébrités »…) devinrent ainsi les plus fréquentés par les cinéphiles français durant les années 2000, regroupant quelque 8 millions de visiteurs uniques chaque mois.
Arrivé en 2003, Franck (pseudo sur les forums : Groil-Groil) aura passé plus de quinze ans à fréquenter quotidiennement les lieux. « Je cherchais un jour les horaires d’une séance et j’ai vu par hasard un onglet “forums”. Au départ, je lisais les discussions sans y participer. Et mon premier post fut sur un topic où il fallait voter pour les trois meilleurs films de tous les temps. J’étais si consterné par certains choix que j’ai cité Salò de Pier Paolo Pasolini, Un chien andalou de et Stalker d’Andreï Tarkovski. » Et Franck de découvrir que plusieurs inconnus partageaient sa vision du cinéma. « Aujourd’hui ça semble évident, mais à l’époque c’était très galvanisant de trouver une communauté virtuelle qui rassemblait des intérêts communs. »
Minority Report de Steven Spielberg (c) Copyright UFD
On y était : le tournage du prochain film de David Fincher
L’équipe du site suivait le phénomène avec attention. « Je suis arrivé chez Allociné en 2001 pour renforcer le côté média, et je regardais d’un œil intéressé toutes les discussions qui se déroulaient sur les forums », confie Yoann Sardet, actuel rédacteur en chef d’Allociné. « On découvrait soudain qu’ils constituaient un formidable médium de partage et d’interactivité là où il était auparavant difficile d’échanger face à un magazine de cinéma. Et on était bluffés par la qualité des débats. » L’anonymat était la règle sur les forums, et la photo des utilisateurs ne s’affichait pas. « On était anonymes, non pas pour se cacher mais parce que ça ne se faisait pas à l’époque de déclarer son identité sur Internet. Et cela mettait tout le monde sur un pied d’égalité. On était juste un pseudonyme et on pouvait discuter aussi bien avec un facteur qu’avec un scénariste », explique Franck. Lequel créa un jour un forum à l’intérieur du forum. « Une petite bulle qui s’appelait ALED – pour « à l’écoute de », car on postait les pochettes des disques qu’on écoutait – où on ne parlait pas seulement de cinéma. Cette communauté attirait des gens passionnants, et j’avais l’impression, sans même savoir leur prénom, de les connaître intimement. On s’est d’ailleurs ensuite presque tous rencontrés en vrai et on est devenus très amis. »
Cinéphiles de pointe
Autre membre d’ALED, Christophe (pseudo : Chris-Tyler, en hommage à Fight Club) fut un temps chargé par Allociné de participer bénévolement à la modération des forums : « Des célébrités, acteurs ou cinéastes, postaient sans qu’on le sache. Maintenant, sur Twitter, quand une star s’exprime, on va tout de suite repérer le petit mot qui ne va pas. Mais, sur les forums, il y avait moins cette manie de rabaisser les autres. Je m’y suis forgé toute une culture cinématographique et musicale. Beaucoup de gens lisaient nos échanges et apprenaient plein de choses, comme si on était un magazine culturel. » Ces discussions étaient-elles réellement de nature à concurrencer la critique officielle ? « Nos débats étaient d’un niveau incroyablement érudit, on pouvait parler du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet pendant des pages sans jamais avoir un ton péremptoire et en s’amusant. Les textes avaient parfois la même profondeur théorique que les Cahiers du cinéma. Des gens arrivaient là par hasard et devenaient en deux ans des cinéphiles chevronnés. Le succès des forums correspondait à un besoin d’échanger sur le cinéma autrement que par les voies classiques où le lecteur reçoit la critique sans pouvoir réagir », poursuit Franck.
Fight Club de David Fincher (c) Splendor Films
FLASH-BACK : Le phénomène Fight Club décrypté par Jan Kounen et Rémi Bezançon
Persuadé que le cinéma implique le public d’une manière unique dans l’histoire de l’art et qu’il déclenche spontanément le combat critique « car il recoupe toutes les autres formes d’art », le cinéphile précise sa pensée : « Je ne dis pas que la parole d’un spectateur vaut celle d’un critique de cinéma. Mais certaines personnes ont des choses fascinantes à dire sur des films, et il faut les écouter et confronter les avis – ce que ces forums permettaient de faire. » Christophe loue lui aussi l’émulation de l’époque. « En 2003, les suites de Matrix sont sorties, et la scène de l’architecte dans Matrix Reloaded a généré des débats infinis sur Allociné. Le troisième volet a ainsi déçu beaucoup de gens, car ils avaient lu sur les forums des théories souvent bien plus intéressantes que ce que le film a finalement proposé. Même chose ensuite pour la série Lost. »
Loin de la mélancolie, l’évocation de ces forums pousse Franck à souligner leur impact sur la vie de ses membres, derrière leurs pseudos aussi farfelus que Asketoner, Cyborg ou Radian. « Les gens qui se connectaient étaient en général assez jeunes. Beaucoup avaient entre 15 et 25 ans et, près de vingt ans plus tard, on trouve parmi eux des écrivains, des créateurs de séries télé, des enseignants, des éditeurs, des journalistes, un artiste contemporain… Les forums ont été générateurs de vocations et ont poussé chacun à développer sa curiosité. » Certains forumeurs participèrent par ailleurs pendant le confinement du printemps 2020 à la création de La Loupe, groupe Facebook qui défraya la chronique car des cinéphages s’y échangeaient des liens – pas toujours légaux – de films méconnus.
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Les forums, le retour
Mais le temps a fait son œuvre, et les forums Allociné, de moins en moins fréquentés au fil des années 2010, ont fermé fin 2020. Vincent Garnier, rédacteur en chef d’Allociné, commente : « Les forums furent à une époque un véritable conduit d’audience, ils étaient extrêmement visités. Mais c’était une audience de moindre qualité au niveau des enjeux publicitaires, elle n’était pas monétisable. Cela aurait été un gros investissement de les maintenir. À un moment, la règle économique s’est appliquée, et on a dû arrêter. » Yoann Sardet poursuit : « Cet arrêt s’est inscrit dans une dynamique d’évolution des usages. Les forums ont été centraux durant la décennie 2000-2010, mais il y a ensuite eu la naissance des réseaux sociaux et l’utilisation de plateformes de commentaires. Les forums furent maintenus le plus longtemps possible, parfois un peu sous perfusion technique, de même qu’on avait été un des derniers sites à couper son service Minitel. Mais cette belle histoire a eu une fin. »
Pas de quoi décourager Franck pour autant. « Quand les forums Allociné ont fermé, on a décidé avec d’autres utilisateurs de recréer un forum identique et underground. Car c’était déprimant de se dire qu’on allait perdre toutes nos archives, comme nos tops des films classés par année. Moi, j’ai un top 1897 ou un top 1941. Et on avait nos tops cinéastes où l’on pouvait voir l’avis des autres forumeurs sur une filmographie : le top Pedro Almodóvar, le top … On est désormais sur ce forum qui a la même interface qu’Allociné et qui s’appelle Allo Le G. Dès que j’ai cinq minutes de libre, j’y crée un nouveau top. Et j’invite les gens à nous y rejoindre ! » Les cinéphiles qui continuent à fréquenter les forums semblent refuser de se résigner à l’emprise des réseaux sociaux. « Sur un réseau social, on se met toujours en avant en tant que personne. Mais ici ce n’est pas soi qu’on met en avant, c’est sa pensée cinéphilique », conclut Franck. Rendez-vous donc sur Allo Le G pour débattre des films de 2022.
Illustration : Jinhwa Jang pour TROISCOULEURS