Tout commence par la fin. Anne () et Philippe Lemesle () se séparent, et leurs avocats négocient âprement la somme que la première pourra toucher pour garder son niveau de vie bourgeois. On devine, dès la première scène d’Un autre monde, que ces deux-là se sont pourtant aimés, longtemps, profondément, et que leur vie ensemble leur manque déjà, avant même d’être définitivement terminée. Stéphane Brizé aurait-il décidé, après l’exploration des violences du monde du travail dans La Loi du marché et dans En guerre, de s’intéresser à l’économie du couple ? Très vite, le réalisateur dévoile qu’il n’en a pas fini avec sa critique du système capitaliste.
Car c’est bien l’emploi de Philippe, cadre dirigeant dans une entreprise industrielle, qui précipite le divorce. Ce travail a peu à peu colonisé l’intime, phagocyté les soirées et les week-ends, grignoté les convictions morales d’un homme désormais habitué à exécuter les ordres. Le dernier en date : licencier 10 % du personnel de son usine de fabrication d’électroménager. Conçu comme le contrechamp d’En guerre, qui racontait la lutte des salariés contre la fermeture de leur usine et les suppressions de poste, Un autre monde plonge dans les réunions glacées des comités de direction. Les cravates serrées ont remplacé les « gilets jaunes », le vocabulaire est plus châtié, l’urgence n’est plus aussi vitale, mais les incohérences demeurent. Stéphane Brizé fixe avec un réalisme saisissant le dévoiement du langage à l’œuvre dans les salles vitrées des tours des quartiers d’affaires.
Le « courage », le « challenge », la « loyauté », une fois dilués dans la novlangue des hautes sphères, se vident de leur sens. Comme pour mieux souligner toute la violence contenue dans la seule distorsion des mots, Stéphane Brizé revient à une mise en scène moins documentaire que dans ses précédents films, privilégiant les champs-contrechamps et les caméras fixes plutôt que les plans longs collés aux personnages. Il garde, en revanche, son comédien principal.
Vincent Lindon, plus cerné encore que dans En guerre, prouve une nouvelle fois qu’il peut enfiler avec la même aisance tous les costumes. Ensemble, les deux compères ont désormais exploré tous les milieux, des plus modestes aux plus aisés. Mais l’autre monde du titre est sûrement, aussi, celui auquel ils aspirent. Avec ce film, Stéphane Brizé semble considérer le cinéma autant comme le canal d’expression d’une colère que comme un moyen de compenser les injustices par la fiction. À défaut de pouvoir les faire disparaître.
Un autre monde de Stéphane Brizé, Diaphana (1 h 36), sortie le 16 février
TROIS QUESTIONS À STÉPHANE BRIZÉ
Comment avez-vous travaillé les dialogues pour arriver à un tel réalisme ?
J’ai passé beaucoup de temps à discuter avec des cadres. Je fais ça pour chaque film, comme un journaliste qui va sur le terrain. Je me nourris du réel, qui a souvent plus d’imagination que moi, puis je fabrique de la fiction. Ces cadres m’ont parlé avec cette langue. J’ai même été obligé de réduire la voilure en écrivant les dialogues, pour éviter que ça paraisse trop caricatural.
Il y a une surprise du côté du casting, avec Marie Drucker dans le rôle de la directrice générale du groupe.
Ce personnage est inspiré de certaines ministres ou députées LREM. Je connaissais Marie, j’étais impressionné par son autorité naturelle et je lui ai proposé de passer des essais. C’est son rapport au langage d’entreprise, son agilité avec cette langue qui ont fait qu’elle a emporté le morceau. Quand je lui donnais ces mots à dire, elle était hyper à l’aise.
Pourquoi avoir choisi d’atténuer l’aspect documentaire de vos films précédents ?
Avant, je me mettais à une place qui permettait d’observer sans donner l’impression que la scène avait été organisée pour la caméra. Là, j’étais obligé de changer pour entrer dans l’intimité d’un couple. La caméra documentaire ne peut pas être avec eux dans une voiture, par exemple. Pour entrer dans la chambre à coucher, il faut créer une caméra de fiction.