Il y a des plans qui, s’ils ne sont pas totalement inédits, marquent l’esprit au fer rouge par la subtile modification qu’ils opèrent avec l’image de référence. Au début de Piccolo corpo, c’est celui où Agata, jeune habitante d’un village de pêcheurs italien, en l’an 1900, fuit seule et silencieusement en barque sur un bras de mer, la nuit, tel Charon traversant le Styx. Le détail bouleversant, c’est qu’elle transporte sur son dos, dans une courte boîte en bois, son bébé mort-né.
Symboliquement, bien sûr, la boîte pèse une tonne, et Agata est encore loin d’être remise physiquement de l’accouchement. Sauf que, incomprise par son compagnon, qui balaye l’événement en lui proposant de mettre vite un autre enfant en route, elle n’a d’autre choix pour affronter son deuil que de se lancer à corps perdu dans une quête impensable : parcourir les montagnes jusqu’à un sanctuaire où un rite insufflerait une unique respiration à l’enfant, condition pour pouvoir le baptiser et le prénommer.
Dans cette épopée pour la paix des âmes, Agata croise la route de Lynx, jeune électron libre qui cache aussi un secret. Et la réalisatrice Laura Samani de réinventer les codes du buddy movie, dans une version aride et solennelle tout autant qu’épique. Des mille dangers qui guettent le duo, aucun n’a pourtant l’air d’affecter Agata. Elle qui a porté la vie dans son ventre porte maintenant la mort sur son dos, sa propre enveloppe charnelle insensibilisée, réduite à la fonction de vaisseau.
Les paysages merveilleux de mer et de montagne, les affres et les particularités des populations rencontrées sur le chemin, tout cela est égal – pour elle, mais pas pour le spectateur – tant qu’elle est en mission. Faisant souffler sur sa veine réaliste (le thème rarissime du deuil périnatal ; la vie dans la région à l’époque) un foudroyant vent mystique, Laura Samani sidère et implique. Pour finalement nous couper le souffle par un dernier plan inoubliable.
Piccolo corpo de Laura Samani, Arizona (1 h 29), sortie le 16 février
TROIS QUESTIONS À LAURA SAMANI
Comment le thème du film trouve un écho aujourd’hui ?
Les bébés mort-nés sont un des plus grands tabous sociétaux, mais je vois surtout ce sujet comme une métaphore de toutes les pertes. Notre société est proche de celle d’Agata : on a tendance à ne pas s’occuper de ce qui meurt ou est déjà mort, car ça nous met mal à l’aise. Agata, elle, se rebelle contre ce que lui dit sa communauté – « prie, tu vas oublier, des jours meilleurs vont venir ». Elle plonge dans la douleur.
Quelles questions de représentation ça vous a posées ?
La plus grande portait sur le fait de montrer ou pas le corps du bébé. Finalement, comme pour le personnage taiseux d’Agata, j’ai décidé de laisser le plus grand champ possible à l’imagination. J’ai pris la décision inverse pour le corps d’Agata, sa nudité, le sang après l’accouchement. Dans notre culture, on ne peut montrer de vulve que si elle est totalement épilée et sexualisée. Mais, les gars, il y a les règles, on saigne !
La photographie est impressionnante. Comment l’avez-vous travaillée ?
Mitja Ličen, mon chef opérateur et caméraman, est très généreux et courageux. On a voulu filmer presque uniquement en lumière naturelle, donc c’était surtout la météo qui décidait. On a donc davantage parlé des mouvements de caméra, et on a opté pour une caméra portée, pour mieux sentir la douleur, la raideur, la fatigue d’Agata et de Lynx.