- Critique
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« La Prisonnière de Bordeaux » de Patricia Mazuy : rencontre de choc
- David Ezan
- 2024-05-19
[CRITIQUE] Patricia Mazuy raconte l’amitié décapante entre deux femmes de détenus campées par Isabelle Huppert et Hafsia Herzi. Un précis sociologique d’une grande justesse et d’une réjouissante causticité, présenté à la Quinzaine des cinéastes.
Après le très stylisé Bowling Saturne (2022), Patricia Mazuy revient à une forme de sobriété. Au traitement quasi mythologique du premier, dingue réflexion sur le cycle de la violence masculine, elle substitue une analyse plus matérialiste sur les rapports de classes. En l’occurrence ceux qui se jouent entre Alma (Isabelle Huppert) et Mina (Hafsia Herzi), deux femmes réunies au parloir d’une prison.
Certes deux femmes, chacune éconduite par un mari délinquant, mais surtout deux ancrages sociaux : Alma est une grande bourgeoise ; Mina, une prolétaire avec deux enfants à charge. Le cinéma social en a produit des tonnes, on connaît la chanson : un riche et un pauvre se rencontrent et s’aiment malgré les barrières ; leur humanisme triomphe des déterminismes, car au fond nous sommes tous égaux. Patricia Mazuy s’inscrit d’abord dans ce schéma éculé, mais elle n’est pas dupe : si Alma et Mina s’apprécient en effet, leur amitié ne tient pas de l’épiphanie.
Elle n’échappe pas aux déterminismes ni à l’asymétrie sociale qui façonne le regard qu’elles posent l’une sur l’autre. Regard lui aussi agencé dans une totale asymétrie : dominante et dominée n’inversent jamais vraiment les rôles, même lorsqu’on nous le fait croire. Qu’on ne s’y trompe pas, la violence sociale n’est pas à prendre au sens littéral – autre écueil évité par la cinéaste. Elle est au contraire plus pernicieuse, plus larvée, car sans doute inconsciente chez Alma.
Et si le diable est dans les détails, c’est tout le sel du film qui s’y loge : dans des gestes, des paroles lunaires qui trahissent – sous l’œil amusé de sa gouvernante – la royale désinvolture d’Alma face au réel. Patricia Mazuy creuse à fond l’évanescence du personnage, jusqu’à un pathétique souvent grisant. On lui pardonne pourtant et on l’aime, tout comme Mina s’attache à sa bienfaitrice. Pas seulement parce qu’Alma colle si bien à la fantaisie guindée d’Isabelle Huppert, mais parce que c’est une bourgeoise qui s’assume. Signifiant détail pour un film qui « assume » sans filouter, sans tergiverser l’iniquité fondamentale et irréconciliable entre ces deux sœurs d’un jour.
Image : © Les Films du Losange