Claudia Marschal : « La banalité des violences faites aux enfants est effrayante »

[INTERVIEW] Avec La Déposition, son premier long métrage pour le cinéma, Claudia Marschal réussit un tour de force. La documentariste y retrace de façon captivante les démarches effectuées par Emmanuel, son cousin. Ce quadragénaire a subi dans son enfance une agression sexuelle, commise par un prêtre, qu’il dénonce à la gendarmerie en 2021. Centré sur la libération de sa parole et sur les mécanismes du silence, le récit aborde aussi la question de la foi en Alsace et décrit la conflictuelle relation d’Emmanuel avec son père. L’enthousiaste et empathique réalisatrice nous raconte le processus créatif à l’origine de ce film poignant, entre témoignage judiciaire, thriller familial et western contemporain.


Le film s’ouvre par une séquence très puissante où Emmanuel lit la lettre envoyée en 2019 par le prêtre qui a abusé de lui et dans laquelle ce dernier propose une rencontre à l’amiable. Pourquoi avoir commencé ainsi ? 

 On trouve souvent la structure d’un film à la fin du montage. Cette séquence d’ouverture a fait l’objet de nombreux débats pendant les projections de montage, je dirais qu’elle est assez clivante, parce que certaines personnes vont estimer qu’elle révèle déjà beaucoup des éléments qui seront éclairés plus tard. Et moi au départ je me disais que ce cinéma-là, avec des séquences face-caméra, n’était pas dans la grammaire du film. Mais quand j’ai redécouvert cette séquence au montage, j’ai été saisie par un sentiment très fort. 

 Il y a dans la manière dont Emmanuel raconte les évènements quelque chose qui prend aux tripes. Cela me plaisait qu’il prenne les devants et se réapproprie son histoire, dont il avait d’une certaine façon été dépossédé. Le fait qu’il se tourne vers la justice est déjà une réappropriation, tout comme le fait qu’il se soit emparé à un moment du film. Dans cette ouverture c’est vraiment lui qui raconte et on le sent aussi en colère. Ce n’est pas évident de présenter un personnage en colère au début d’un film mais elle est ici particulièrement légitime.

« La Déposition » de Claudia Marschal : un docu pour briser le silence

À partir de tout le matériau que vous aviez en amont, comment avez-vous pensé la dimension visuelle ?

C’était un peu tout le défi du travail de montage. Je savais que j’avais un document audio très fort avec cette déposition d’Emmanuel à la gendarmerie mais il fallait ensuite faire du cinéma à partir de cet enregistrement. C’est-à-dire trouver le rythme, donner à entendre cette déposition en laissant le temps au public de s’en imprégner, créer une image-écrin. Il y avait heureusement cette matière Super 8 avec les films de famille d’Emmanuel et aussi les films du maire du village qui avait pour habitude de beaucoup filmer des cérémonies religieuses, des mariages, des fêtes. 

 Cette matière est primordiale, elle permet de restituer l’esprit des lieux de l’époque et de se replonger dans le passé. Cela donne à voir l’arène d’Emmanuel quand il était enfant. Je suis également retournée dans le village, une fois qu’on savait que la déposition serait au cœur du film, car je voulais revisiter au présent les lieux qu’évoquait Emmanuel et qu’on voyait dans ces images Super 8. Des endroits quotidiens et ordinaires comme le parking de l’église ou le gymnase, qu’on regarde avec un œil différent à l’aune du récit d’Emmanuel et qui deviennent chargés de toute une histoire.

La Déposition a donc trouvé sa forme au fur et à mesure de sa réalisation…

Oui, je me rends compte que je fais toujours des films très différents de ce qui est prévu au départ [déjà réalisatrice d’une demi-douzaine de courts métrages et de documentaires pour la télévision, Claudia Marschal a entre autres signé Sur nos lèvres (2022), qui étudiait la place symbolique du rouge à lèvres dans l’histoire des femmes, et Dans notre paradis (2019), qui suivait le destin de deux sœurs originaires de Bosnie-Herzégovine, ndlr]. J’adore les formes sobres, minimalistes et épurées ; si je pouvais, je ne ferais que des films avec des plans-séquences interminables ! Mais je me retrouve toujours au final avec une matière hyper hétéroclite. 

En plus des archives, les images fabriquées par Emmanuel ont ici leur propre fonction. Je lui ai d’abord proposé qu’il se filme lui-même pour des raisons de distance : on n’était pas ensemble au même endroit et c’était urgent pour lui de commencer à entreprendre des démarches. Il devait à l’origine tenir une sorte de journal intime, davantage concernant son rapport à sa foi et aux problématiques que cela pouvait représenter pour sa vie amoureuse : il était engagé dans une nouvelle église, il s’était fait rebaptiser et je lui disais : « Parle-moi de ça, raconte-moi un peu tes états d’âme. » Il s’est alors complètement saisi de cette opportunité et a emmené le film ailleurs. Et j’ai donc changé mon fusil d’épaule.

© Shellac

Le récit prend en effet une dimension davantage judiciaire. Y a-t-il d’ailleurs eu une crainte concernant votre utilisation de cette déposition à la gendarmerie ?

Emmanuel était déjà engagé dans le processus de se filmer et d’enregistrer des choses quand je lui ai soufflé que ce serait génial d’enregistrer la déposition. Il l’a fait et, quand j’ai écouté l’enregistrement, je l’ai trouvé très puissant mais sans m’imaginer que ça pourrait être la colonne vertébrale du film. Puis, une fois qu’on avait posé des éléments sur la table de montage, il nous est apparu comme une évidence que la déposition devait être le cœur du film. 

Je dirais qu’on a eu beaucoup de chance car j’avais aussi filmé la procureure de la République dans un tournage à l’inverse très encadré et elle s’est avérée être un soutien ; c’est quelqu’un qui a vu le film assez tôt, à qui on a expliqué notre démarche et qui nous a appuyé dans l’idée d’utiliser la déposition. Il faut dire que l’adjudant du film est exemplaire, il arrive à créer l’espace pour que la parole puisse advenir et c’est tout à son honneur que l’on entende cet enregistrement.

« Une famille » : tous nos articles autour du film essentiel de Christine Angot

La relation complexe entre Emmanuel et son père Robert est un autre élément poignant du film. Il y a une séquence exceptionnelle d’intensité où le fils fait écouter à son père l’enregistrement de sa confrontation avec l’archevêque… 

Leur rapport père-fils est assez conflictuel mais j’ai de mon côté une forme de complicité – très différente – avec chacun d’eux. J’ai aimé le fait que tous deux se soient emparés du film et aient trouvé un intérêt à le faire. Emmanuel parce qu’il voulait raconter son histoire et en finir avec le « petit secret » qui le liait à son abuseur. Et Robert, ce père qui est à un moment donné pétri de culpabilité, a comme principale préoccupation que cette affaire se sache et soit racontée avant sa mort. 

Chacun d’eux voyait dans le film une occasion de se livrer. Pour la scène en question, j’avais entendu auparavant cet enregistrement avec l’archevêque et je savais tout l’affect et l’émotion que cela représentait pour Emmanuel d’être allé le voir. Et je savais aussi que ça représentait quelque chose d’énorme pour son père, lui qui est très respectueux et impressionné par la hiérarchie ecclésiastique. Je me disais qu’il allait possiblement se passer quelque chose de fort. 

Et j’ai été surprise car Robert est habituellement très bavard et je ne pensais pas qu’il écouterait de manière aussi attentive l’enregistrement. J’ai la sensation que c’est sans doute la première fois qu’il entend vraiment, peut-être parce que ça passe par un tiers. J’adore le moment où Robert prend les petits écouteurs pour les rapprocher de ses oreilles, pile quand Emmanuel est en train de dire que dans sa famille on ne s’écoute pas et qu’on ne prend pas le temps l’un pour l’autre… Je trouve ça très beau.

La fin du documentaire, où Emmanuel et son père sont filmés frontalement, a presque des airs de western. Avec une sorte de libération mais aussi un sentiment d’injustice qui perdure.

Dans cette séquence, ils se trouvent en effet tous les deux face au prêtre, même si ce dernier est absent de l’image. Robert a depuis le début un côté cow-boy et justicier solitaire qui entreprend ses démarches un peu ubuesques et veut en découdre tout seul. Et Emmanuel est finalement un peu la voix de la raison, qui décide de se tourner vers la justice et de régler les choses dans un cadre précis. Ce duo se sent en même temps un peu impuissant face à ce prêtre qui vient sans scrupules dans l’église en face d’eux. Mais ils sont ensemble. C’est surtout ça que je voulais montrer, qu’ils étaient enfin réunis face au prêtre.

Après ce film, quel constat global faites-vous concernant les violences sexuelles et la libération de la parole ? 

Une chose m’a frappée pendant quand je faisais ce film : quand on me demandait sur quoi je travaillais et que j’expliquais brièvement le sujet, on me répondait systématiquement, quel que soit le milieu : « Ah oui moi aussi je connais quelqu’un qui a été agressé sexuellement. » La banalité des violences sexuelles faites aux enfants est vraiment effrayante.

J’ai aussi la sensation que des gens ont osé en parler, avant #MeToo, par exemple, mais qu’ils n’étaient pas forcément entendus. Dans le cas d’Emmanuel, typiquement, il avait parlé à l’âge de 13 ans mais on ne sait pas bien s’il a été entendu et cru. En tout cas il ne s’est rien passé. Et ça c’est d’une violence inouïe, c’est une double peine pour un enfant. Après cela, il s’est tu pendant presque trente ans.

Image © Shellac