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Chantal Akerman par sa monteuse Claire Atherton
- Quentin Grosset
- 2017-01-11
Comment vous avez rencontré Chantal Akerman ?
J’étais technicienne vidéo au centre audiovisuel Simone de Beauvoir (centre d’archivage féministe fondé en 1982 par Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, et Ioana Wieder, ndlr.). Je n’ai pas voulu faire d’école d’art ou de cinéma. J’ai d’abord fait beaucoup de chinois, j’étais très intéressée par la philosophie taoïste, et parallèlement j’ai fait une formation technique. À ce moment-là, Delphine Seyrig jouait dans une pièce de théâtre, Letters Home, basée sur des lettres de Sylvia Plath à sa mère. Chantal et Delphine s’étaient déjà rencontrées, c’était après Jeanne Dielman. La télé française voulait passer un extrait de Letters Home, donc il fallait faire une captation. Delphine a refusé que ça soit la télé qui la fasse, elle voulait que ça soit Chantal. Elle m’a appelée un dimanche matin, elle m’a dit qu’il fallait que j’accompagne Chantal avec la caméra et le matériel vidéo. Je pensais que j’allais faire le point, puisque j’avais cette formation technique. Cinq minutes après le début de la pièce, Chantal m’a dit : « Filme, toi, moi je suis mal installée, je vais faire le point. » J’avais 22 ans, je n’ai même pas eu le temps d’avoir le trac. À chaque fois que j’amorçais un mouvement de caméra, Chantal me disait de le faire, donc on a senti tout de suite qu’on regardait, qu’on sentait pareil. À la fin de la pièce, elle a été voir Delphine et lui a dit « c’est qui, cette petite ? ». Et ça a démarré comme ça, pas par le montage, en fait. Ça dit beaucoup de choses sur Chantal, elle n’allait pas forcément demander aux gens de faire ce pour quoi ils étaient venus, et elle ne demandait pas non plus de diplômes.
Vous aviez déjà fait du montage à cette époque-là ou vous n’étiez pas encore monteuse ?
J’avais déjà fait du montage, mais alors qu’est-ce que ça veut dire « être monteuse », c’est ça la question…
Comment ça a évolué avec Chantal ?
Après ce tournage avec Chantal, on a fait quelques courts films ensemble, très peu connus, dont un qui sera montré le 14 janvier à la Ferme du buisson, Le Marteau, un film autour de Jean-Luc Vilmouth. Puis en 86, Chantal a remis en scène Letters Home pour en faire un film. Je l’ai monté, et ça a été le début d’une longue collaboration.
Vous montiez dans l’appartement de Chantal Akerman. Est-ce que vous pourriez décrire un peu le lieu et l’ambiance ?
Dans la pièce où l’on montait, il y avait sa cuisine, et c’était aussi là qu’on mangeait. Ce n’était pas un univers clos. Chantal pouvait être en train de parler au téléphone, de manger, de regarder ses mails… C’était vivant. On découvrait toujours les images ensemble, et on échangeait des impressions. On ne se disait pas des choses très compliquées, c’est d’ailleurs rarement le cas en montage, parce que les mots peuvent être dangereux, ils peuvent fermer. On disait « c’est beau », « c’est fort »… Parfois, on nommait les plans, de manière très simple : « L’homme aux plantes », « La femme aux Marlboro »… Dans un classeur, je faisais des petites annotations avec des couleurs pour me souvenir de nos premières réactions.
Après, on commençait à construire le film, la plupart du temps en posant un premier plan, puis un deuxième, puis un troisième. C’est très important le début. Et puis quand le film commence à exister, il nous guide. Chantal dit rarement « fais ci » ou « fais ça » mais elle réagit de manière très précise à ce qu’elle voit. Même si elle n’avait pas toujours l’air d’être attentive, elle dit toujours LE mot. Elle utilise des mots simples, dignes, pas des mots de commerce comme « tester » ou « valider »… Puis il y a un moment de vérité où l’on regarde ce qu’on a essayé de construire. C’était souvent le matin, parce qu’elle travaillait beaucoup mieux le matin et moi aussi.
Il paraît que ce qu’elle aimait bien chez vous, c’est que vous n’étiez pas toujours d’accord avec elle. C’est vrai ?
Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’elle ne voulait pas travailler avec quelqu’un qui lui dise toujours : « oui tu as raison ». Nous on ne disait pas toujours la même chose, mais on regardait dans la même direction. Par exemple, un jour où on regardait le premier montage d’un film, on s’est dit qu’un plan n’allait pas. Moi j’ai dit « c’est trop court », et elle « c’est trop long ». Chantal a tout de suite dit « On est d’accord, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas ». Et on cherchait quoi. C’est comme ça qu’on avançait.
Le temps est très important dans les films de Chantal. Comment vous en parliez ensemble ?
On n’en parlait pas de manière conceptuelle, on se disait ce qu’on sentait. Il fallait que le plan dépasse le stade du « on a compris », parce qu’une fois qu’on a soit-disant « compris » un plan, c’est là que quelque chose peut commencer. Quand on parle de rythme, on pense aux durées, mais le plus important ce sont les résonnances internes qui se tissent. Le montage est un peu comme une composition, au sens musical et plastique du terme, dont l’image, le son, et le temps seraient les matières. Quand on a commencé à construire des installations il y a eu un nouvel élément, une nouvelle matière qui s’est rajoutée, c’est l’espace.
Comment s’est passée l’installation de Maniac Shadows à la Ferme du Buisson ?
Maniac Shadows avait déjà été montré à Bruxelles, mais pas dans cette configuration. Une installation, il faut la refigurer à chaque fois. L’idée de la voix de Chantal au centre s’est imposée rapidement. Maniac Shadows poursuit le chemin d’une précédente installation, Maniac Summer (2009), dont Chantal avait eu l’idée en voyant les images qui restaient imprimées sur les murs à Hiroshima après la bombe. Elle voulait travailler sur les ombres après la catastrophe ; on a fabriqué des images qui se décomposent petit à petit, et qui, de plus en plus surexposées, arrivent jusqu’à l’abstraction. Pour Maniac Shadows, elle n’a pas parlé d’ombres, mais elles sont apparues dans le titre.
L’idée de faire résonner deux films de Chantal à l’étage, Saute ma ville (1968) et La Chambre (1972), qu’est-ce que ça crée pour vous ?
Cela crée des nouveaux échos, des nouveaux liens, des nouveaux espaces visuels et sonores, et puis un rapport à l’histoire, au passé et au présent. J’aime qu’on entende des croisements entre les voix de Chantal à différents âges, et j’aime les contrastes entre les différents sons, les différents temps, le noir et blanc et la couleur, l’effervescence et le calme, l’intérieur et l’extérieur.
Par rapport à l’idée du présent qui était très forte dans sa vie et son travail, je trouve ça intéressant parce que, dans la pièce du bas, elle filme la victoire d’Obama comme si c’était un moment d’espoir. Il y a dans cette partie quelque chose d’un peu tourné vers le futur…
Oui. Mais quand je dis le présent, ça ne veut pas dire le présent contextualisé, ça veut juste dire : au moment où on est là, on est ouvert à ce qui se passe. Je vais vous raconter l’histoire pour Sud (1998). C’est un film qui a été fait au Sud des États-Unis. Chantal avait envie d’aller là-bas, d’abord parce qu’elle avait lu Baldwin et Faulkner (à un moment elle a même voulu adapter Baldwin) et ensuite parce qu’il y avait quelque chose qui l’attirait là-bas. Elle voulait y aller pour sentir et filmer comment l’histoire s’inscrit dans les paysages. Elle disait que le silence du Sud des États-Unis était angoissant, que dans ce silence là avec le son strident des insectes, on sentait l’esclavage, les meurtres, les lynchages, ils étaient là. Alors elle est allée là bas. Il y avait eu un meurtre raciste à Jasper peu avant, mais ce n’est pas ça qui l’a motivée. Elle avait cette envie d’y aller. Elle a filmé, elle a pensé que c’était peut-être des repérages. Elle roulait avec son équipe, et à chaque fois qu’elle sentait un plan, ils sortaient de la voiture et ils filmaient.
À un moment donné, ils sont arrivés à Jasper, et il se trouve que c’était le jour où il y avait une commémoration de ce meurtre. Elle a filmé la commémoration à l’église. C’est pour ça que je dis qu’elle est dans le présent. Elle ne va pas prévoir d’aller pile le jour où… mais elle a une façon d’être tellement là, qu’elle peut accueillir le hasard. Ses images dépassent ce qu’elles montrent, ce qu’elle filme au présent ouvre sur le passé et le futur. C’est cette dialectique entre les trois, le passé, le présent et le futur qui fait la grande force du film. On est dans le présent, on ne parle que du présent, et tout le présent parle du passé. C’est la même chose dans D’Est (1993) : elle va filmer des gens en Russie, des gens qui attendent le bus, des files entières de gens. Ce n’est pas : je vais là-bas pour les filmer. C’est : j’y vais parce que ce là-bas m’attire, parce qu’il y a quelque chose qui m’est familier. Et quand elle filme ces gens qui attendent, cela évoque d’autres gens qui attendent ou qui marchent, d’autres files, d’autres histoires dans l’Histoire. C’est être sensible à l’ici et au maintenant qui nous renvoie à d’autres situations, nous pose des questions, et nous met face à nous-mêmes. Il n’y a jamais chez Chantal de catégorisation du bien et du mal : dans Sud et dans De l’Autre Côté (2002), les shérifs disent des choses terribles, mais ils sont filmés avec dignité. On est en face d’eux, dans le présent, et on les entend parler, réfléchir. Alors on pense nous-mêmes à notre rapport à l’invasion, à la saleté, à la frontière. Les films de Chantal nous mettent en mouvement. Un jour on m’a demandé si son cinéma était politique. Qu’est-ce qu’il y a de plus politique que d’être en mouvement ?
Quel est le film ou l’installation de Chantal Akerman qui vous a le plus marquée ?
Je ne peux pas dire, j’ai beaucoup de mal avec « le plus ». Je pourrais dire que D’Est c’est énorme, parce que c’est le début de quelque chose. Mais j’adore comment Sud a été fait, que Chantal soit partie pour des repérages et qu’elle soit rentrée avec des images qui sont devenues un de ses plus beaux films. À chaque fois que je revois La Captive (2000), je suis émerveillée. Et No Home Movie (2015)… Non je ne peux pas vraiment répondre, je suis désolée.