- Article
- 5 min
Céline Sciamma au « Guardian » : « On peut dire que la France est un pays où il y a beaucoup de sexisme et une forte culture du patriarcat »
- Léa André-Sarreau
- 2020-02-21
La romance lesbienne de la réalisatrice rencontre un succès fou aux Etats-Unis. Dans une interview passionnante au Guardian, Céline Sciamma dissèque cette réception enthousiaste.
Est-ce qu’on se lassera un jour d’écouter les paroles éclairantes de Céline Sciamma? Ses interviews font souvent l’effet de manifestes merveilleusement limpides et généreux, témoignant d’une conscience politique aiguë et d’une lucidité désarçonnante -on avait déjà eu l’occasion de le remarquer à travers les différents entretiens donnés pour TROISCOULEURS (ici et ici). Alors que Portrait de la jeune fille en feu, sorti pour puis dans les salles américaines le 6 décembre 2019, après un accueil plutôt tiède de la part de la critique hexagonale, la réalisatrice a analysé pour le magazine britannique The Guardian les raisons de ce relatif désamour.
Quelques chiffres pour commencer. En France, le film distribué par Pyramide a été vu par plus de 300 000 spectateurs, (300 589 entrées selon JP’S Box-Office). Il a dépassé le million d’entrées si on y ajoute les chiffres du reste du monde, où il est distribué par mk2 Films. Sorti dans 34 pays à ce jour, il obtient le record pour un film français en Corée du Sud depuis 2015, avec plus de 100 000 spectateurs en 2 semaines seulement, explique le distributeur. En Turquie (32 000 entrées), au Brésil (27 000), en Suède (27 000), Finlande (26 000) ou Norvège (21 000), Portrait de la jeune fille en feu se classe dans le top 3 des films Français pour ces cinq dernières années et trouve un large public en Allemagne (86 000), Italie (70 000) ou aux Pays-Bas (70 000).
Un fort démarrage aux États-Unis
En décembre 2019, le film était sorti en exclusivité aux USA dans seulement deux salles (une à New York, l’autre à Los Angeles) ce qui ne l’avait pas empêché de faire un excellent démarrage: 18 180 $ de recette dès le premier jour, puis 118 603 $ cumulés en une semaine, toujours selon JP’S Box-Office. Un enthousiasme outre-Atlantique qui battait des records symboliques, ce démarrage étant le meilleur pour un film français aux États-Unis, depuis Le fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) et Coco avant Chanel (2009), et dans le top 20 des meilleurs démarrages de tous les temps pour un film étranger aux États-Unis.
Et ce n’est qu’un début, puisque Portrait de la jeune fille en feu a droit à une seconde sortie aux Etats-Unis depuis le 18 février. En 4 jours seulement il cumulait 626 183 $ sur 22 salles (dont 5 au Canada). Le distributeur américain Neon le passe dans 126 salles en 2e semaine (23 au Canada). Le film dépasse déjà Les Misérables (326 000 $ sur 5 semaines) et pourrait bientôt dépasser les entrées françaises.
Betty Bousquet, attachée de presse chez Unifrance, estime même que le film serait en bonne voir pour doubler le film de Jean-Pierre Jeunet, comme le rapporte France Culture dans son billet culturel matinal. Sans compter qu’il obtient l’excellente note de 98% sur Rotten Tomatoes. Une effervescence que Céline Sciamma a elle-même constaté lors de la promotion du film, parlant d’une « tension avec le public », d’une « certaine électricité »: « C’est ce qui se passe quand on fait une histoire d’amour. On reçoit beaucoup d’amour. »
—> A lire aussi: Notre critique de Portrait de la Jeune fille en feu
Partout dans le monde sa romance lesbienne a suscité une émotion collective, jusqu’à devenir rapidement un manifeste égalitaire, un étendard symbolique pour revendiquer plus diversité à l’écran -à ce titre, on vous conseille cet article passionnant de Télérama (Les lesbiennes du monde entier brûlent pour “Portrait de la jeune fille en feu”), qui examine l’impact politique et social du film. Dans cet entretien, l’universitaire et journaliste Iris Brey nous expliquait en quoi le film s’inscrivait déjà dans une forme de postérité, par sa capacité à rassembler autour de valeurs révolutionnaires : « Si le film fait déjà date et a un tel pouvoir de transformation, c’est parce qu’il est devenu un manifeste pour celles et ceux qui veulent plus de représentations d’amours lesbien, mais aussi pour ceux qui veulent sortir des rapports de domination dans l’amour. »
Jugé académique, froid, désincarné par une partie de la critique française (des arguments synthétisés dans cette émission du Masque et la Plume), l’intelligence et la mise en scène novatrice du film ont été encensées par les journalistes américains, qui parlent d’une « subtile et palpitante histoire d’amour » (New York Times), d’une « création artistique intemporelle » (Rolling Stone), d’une « représentation complexe, profonde d’une relation lesbienne par une femme » (Vanity Fair US) – voir cet article de Vanity Fair. Pour Céline Sciamma, une telle scission ne peut s’expliquer que par un gouffre culturel, un refus de la part de la presse française d’analyser des oeuvres proposant des intrigues sortant des schémas de domination amoureux traditionnels, précise-t-elle dans The Guardian :
« C’est une industrie très bourgeoise. Il y a une résistance au radicalisme, moins de jeunes aux commandes. Un film peut être féministe ? Ils ne connaissent pas ce concept. Ils ne lisent pas de livres. Ils ne savent même pas que le « regard masculin » existe. « On peut dire que la France est un pays où il y a beaucoup de sexisme et une forte culture du patriarcat ». Et de conclure sous forme sur cette sentence : « En France, ils ne trouvent pas le film sensuel. qu’il manque de chair, qu’il n’est pas érotique. »
On vous conseille aussi cette interview parce que Céline Sciamma y revient sur l’art féminin tombé dans l’oubli, sa réappropriation par des hommes à travers les siècles, un rapport de force que la cinéaste déconstruit dans son film en décrivant une relation pleine de réciprocité intellectuelle entre Marianne et Héloïse.
Photographie: Céline Sciamma © Julien Liénard