Cat Power : « Ces chansons expriment ce qui me plaît le plus dans la musique : le réconfort et la compassion »

Avec les mots des autres, Cat Power dessine le captivant autoportrait d’une chanteuse qui a mûri, a trouvé une nouvelle sérénité, et dont la voix s’est enrichie en nuances et puissance expressive, dans son troisième album de reprises Covers. On a interviewé Chan Marshall – de son vrai nom – au téléphone, dans une conversation interrompue par les bruits de cuisine, une bagarre entre voisins, les digressions d’un esprit vagabond, mais riche de confessions sincères et généreuses, comme peu d’artistes se permettent d’en livrer.


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J’ai comparé les paroles de ces nouvelles reprises avec leurs versions originales et j’ai l’impression que tu essaies parfois de te les approprier, en changeant les paroles, en les féminisant quand elles ont été écrites par des hommes, et en modifiant légèrement leur sens.

Chan Marshall : Oui, tu as raison. Mais parfois, c’est juste pour leur faire rencontrer une histoire collective, pas seulement la mienne en tant que femme, mais dans une connexion à l’humanité. Concernant Bad Religion, je craignais que les Américains de culture chrétienne ne comprennent pas exactement ce que Frank Ocean raconte dans cette chanson. C’est pourquoi j’ai changé les paroles en mettant « Praise the Lord ». C’est comme une traduction, pour que l’Amérique chrétienne comprenne cette conversation entre ce personnage et le chauffeur de taxi.

Tu as eu des retours des musiciens dont tu reprends les chansons ?

Non. Je n’attends pas de retour particulier pour ces reprises. Je suis heureuse de faire ce que je fais, et je ne le fais pas par besoin de reconnaissance ou d’acceptation. Parfois, j’apprécie l’approbation des autres sur mon travail, mais je le ne fais pas pour ça.

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Pour certaines chansons, tu retires des couplets ou des bouts de phrases, pour d’autres, les arrangements sont très différents des originaux.  Est-ce que tu les as chantées de mémoire, ou relis-tu les textes originaux avant de les adapter ?

C’est une bonne question. Quatre chansons de l’album, I Had A Dream, Joe [dont la chanson originelle est signée Nick Cave & the Bad Seeds, ndlr], Against the Wind [de Bob Seger, ndlr], Endless Sea [d’Iggy Pop, ndlr] et You Got The Silver [de Rolling Stones, ndlr] ont été enregistrées le premier jour de studio, sur des musiques composées le jour même avec mes musiciens. C’étaient donc d’abord des instrumentaux, et je n’avais absolument aucune idée de ce que j’allais en faire, de ce que j’allais chanter dessus. Quand je me suis retrouvé dans la cabine de chant, j’écoutais la musique dans le casque, et je me disais : « Qu’est ce je vais chanter sur ça maintenant ? » À chaque fois, le choix de la reprise est venu d’un souvenir, d’une impulsion, d’une expérience personnelle que j’ai pu avoir avec ces chansons.

Ainsi pour la reprise d’Against the Wind de Bob Seger, je me suis souvenu dans la cabine de chant d’une promenade avec un ami sur un bateau, au milieu de l’océan. À un moment, il a reçu une terrible nouvelle. Il était désemparé, il pleurait. Nous avons longtemps parlé tous les deux sur ce bateau et, à la fin de notre conversation, je lui ai passé Against the Wind de Bob Seger. Ça l’a fait sourire, il sentait qu’il pouvait affronter ce qui venait de lui arriver. Debout dans la cabine de chant, cette chanson était si proche de mon cœur, de ce souvenir, que je l’ai chantée comme ça, de mémoire, d’une traite, quand bien même la version originale était jouée sur une autre tonalité. Bam, première prise ! Pareil pour I Had A Dream, Joe. La musique m’a rappelé cette chanson, j’ai recherché les paroles, j’ai fait une première prise, et boum ! Next ! Et ainsi de suite. Ces quatre chansons sont nées comme ça, ce qui explique qu’elles soient si différentes des originales.

Sur chacun de tes albums de reprises, tu actualises tes propres chansons, ici Hate, que tu renommes Unhate. Elle est plus produite, davantage arrangée, et tu conjugues certaines paroles au passé alors qu’elles étaient au présent dans la première version. Qu’as-tu voulu exprimer ?

Avant, tous mes disques parlaient de ce que je traversais de plus difficile dans ma vie. Plus jeune, j’étais très isolée, solitaire. Je n’ai réalisé que récemment, pendant la pandémie, que toutes mes chansons avaient été écrites par une personne suicidaire, que j’avais été triste toute ma vie, jusqu’à The Greatest [album sorti en 2006 qui contient le titre Hate, ndlr]. Après ça, alors que j’étais en pleine détresse psychologique, j’ai commencé une thérapie, je suis devenue une personne plus forte parce que consciente de mon alcoolisme, de ma dépression et des dénis dans lesquels j’étais. La maternité m’a aussi aidée. Dans mon dernier album, j’avais besoin de réarticuler Hate, les idées que la chanson portait, pour ceux qui luttent chaque jour contre les mêmes problèmes. Je l’ai réécrite au passé pour leur dire qu’ils peuvent sans sortir. Les gens ont souvent du mal à parler de ça. Tout le monde souffre mais personne n’est prêt à l’admettre.

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Ces chansons parlent beaucoup de déterminisme, d’un sentiment d’aliénation, mais aussi d’un désir de libération, d’empowerment. Quel est le fil rouge qui les relie ?

Ces chansons que je reprends, je les aime, je les écoute souvent et je les chante parce qu’elles expriment ce qui me plaît le plus dans la musique : le réconfort et la compassion que l’on ne trouve pas toujours dans la vie. Certaines sont des témoignages de moments de l’existence sur lesquels les gens ont du mal à communiquer. Et je pense qu’aujourd’hui, avec cette pandémie, après la présidence Trump, les gens ont besoin d’être éveillés, « woke » comme on dit ici, conscients du monde, de la réalité qui les entoure. Certains artistes – pas tous – essaient de rendre compte de cette réalité.

Sur la couverture de ce nouvel album, on voit ta chemise en jean emblématique, avec ton passeport et un stylo dans la poche. Qu’as-tu voulu exprimer avec cette image ? Que les chansons sont une manière de voyager, même métaphoriquement ?

Ça n’a rien à voir avec l’idée de frontières ou de pays, en tout cas. Ça veut juste dire que je suis une citoyenne de la Terre, un membre de l’humanité. Le voyage fait partie de notre vie bien sûr, mais cette image signifie juste que je suis un être humain. Le stylo représente l’idée de « prendre note » :  prendre note de la crise climatique, des droits des humains comme des animaux, des mouvements de populations, de tout ce qui fait de nous des citoyens de la Terre, qui espèrent s’éveiller à une conscience plus large. C’est une image très basique pour représenter un être humain, ni riche, ni pauvre. Le denim, le jean, est le tissu des vêtements de travail. Je suis une grande travailleuse, et la chemise en jean est une manière de symboliser ça aussi, comme une manière de dire : « Allez, au travail tout le monde. » Car le monde a toujours souffert à cause de ses dirigeants, les êtres humains continuent de lutter, et alors qu’on progresse technologiquement, il y a toujours beaucoup de peine et de désolation. C’est l’image d’une citoyenne du monde au travail. Voilà comment je l’interprète, moi, en tout cas. 

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C’est ton troisième album de reprises. Te souviens-tu du moment où tu as commencé à chanter les chansons des autres ?

C’est ma grand-mère qui m’a élevée du jour de ma naissance jusqu’à mes 4 ans et demi, et depuis ma majorité elle a toujours été ma meilleure amie. Elle est décédée pendant la pandémie, et j’ai réalisé récemment que c’est elle qui m’a appris à chanter. Je dis souvent que c’est mon père, qui était aussi musicien et chanteur, qui m’a donné le goût du chant mais ce n’est pas vrai, c’est ma grand-mère d’abord. Et elle m’a beaucoup manqué, pendant la pandémie, alors qu’on était confinés à la maison avec mon fils. Pendant cette période, j’ai réalisé en préparant les repas avec mon fils, pour lui, trois ou quatre fois par jour, que je chantais en faisant la cuisine. Et je me suis souvenu que quand j’étais petite, ma grand-mère avait l’habitude de chanter aussi quand elle cuisinait, et qu’elle m’enregistrait sur des cassettes en train de chanter avec elle. Et j’étais une grande chanteuse quand j’étais petite ! Je pouvais reprendre n’importe quelle chanson, imiter n’importe qui. Je pouvais imiter Elvis Presley juste pour le fun et pour rendre ma grand-mère heureuse. Parce qu’elle adorait ça. Et pendant toute mon enfance, j’ai adoré chanter.

Je trouve que tu es devenue une chanteuse pleine de confiance, de puissance, et de nuances aussi. Par rapport à The Covers Record et Jukebox, comment penses-tu avoir évolué en tant qu’interprète ?

Quand j’étais plus jeune, après avoir quitté ma grand-mère, j’ai dû affronter de grandes difficultés à la maison, des abus très violents de la part de mon entourage, qui m’ont rendue très timide et très méfiante envers les humains. C’est la raison pour laquelle j’ai arrêté de chanter. Ou plutôt, les seules fois où je chantais, c’était quand il n’y avait personne autour de moi. Le résultat de tout ça, c’est que quand j’ai commencé à écrire des chansons, et à les interpréter pour mes amis, je ne chantais pas, je soufflais ma poésie, en quelque sorte. Puis, pendant toute ma carrière jusqu’à The Greatest, je ne regardais jamais le public en concert, je me sentais toujours très seule sur scène,  cachée derrière mes cheveux, derrière mon alcool, ma peur, ma timidité, ma peine. Car j’étais dépressive depuis mes 7-8 ans, victime de stress post-traumatique. Mais, comme je le disais précédemment, à l’époque de The Greatest, je suis finalement devenue sobre après avoir fait une longue thérapie. Ça ne m’a pas changée complètement, mais ça m’a permis de me reconnaître comme une personne « OK », en quelque sorte.

Et donc la raison pour laquelle ma voix sonne différemment aujourd’hui, c’est parce que quand je suis retournée sur scène pour The Greatest, j’étais pour la première fois sur scène sans tenir une guitare ou jouer du piano, juste debout devant mon micro, et j’ai regardé le public pour la première fois de ma vie. J’avais une nouvelle sensibilité, une conscience plus claire et plus tendre de moi-même et de ce qui m’entourait, j’étais plus protectrice envers moi-même, et bien plus confiante. Et la raison pour laquelle je chantais différemment, c’est que pour la première fois de ma vie d’adulte, j’avais confiance en ma parole pour sauver des êtres humains, en chantant pour eux, en pensant à eux, comme je le faisais enfant, quand je chantais pour ma grand-mère. Maintenant, je n’ai plus honte de ma voix, ça a pris du temps.

Cat Power – Covers (Domino)

En concert dimanche 29 mai 2022, Salle Pleyel (Paris)