Le conflit en Ukraine n’aura pas attendu longtemps avant de faire irruption dans le 75e Festival de Cannes. Trois quarts d’heure à peine, pour être exact. À la fin de la cérémonie d’ouverture, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, apparaissait sur l’écran du Grand Théâtre Louis-Lumière, en visio depuis un bureau que l’on imagine en Ukraine, pour livrer un discours à l’attention des cinéastes et cinéphiles de tous bords. Face à l’horreur, « le cinéma ne doit pas rester muet », a-t-il déclaré en référence à la satire antihitlérienne Le Dictateur, dans laquelle Charlie Chaplin prenait la parole pour dénoncer l’ignominie nazie en Europe.
Au cours d’une intervention surprise qui a détonné dans le cadre festif et mondain de la cérémonie d’ouverture, Zelensky a rappelé les faits : « Des centaines de personnes meurent tous les jours, elles ne vont pas se relever. » Le documentariste lituanien Mantas Kvedaravicius en fait partie. Avant d’être assassiné par l’armée russe en mars dernier, l’auteur du documentaire Mariupolis (2016) a enregistré des images immédiates de la guerre en Ukraine. Rassemblés par sa compagne, Hanna Bilobrova, ces fragments posthumes ont abouti à un film choc, sans voix off, qui montre la survie et l’attente insoutenable de celles et ceux vivant dans la ville ukrainienne sous la menace des bombardements : le glaçant et bouleversant Mariupolis 2, présenté en Séance spéciale au surlendemain de la prise de parole de Zelensky.
Mariupolis 2 © Studio Uljana Kim
Si cette disparition a ainsi nimbé le début du Festival d’une atmosphère de recueillement, plusieurs cinéastes ont ensuite pris le relais pour témoigner de la vitalité d’un cinéma qui, en dépit de l’instabilité croissante du pays depuis plusieurs années (après la révolution pro-européenne de 2014 : l’annexion de la Crimée, l’émergence des mouvements séparatistes dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine, puis l’invasion du pays par la Russie en février dernier), paraît loin d’avoir abdiqué.
Au front
La proposition la plus abrasive se trouvait dans la section Un certain regard, avec le premier long de Maksym Nakonechnyi, Butterfly Vision (sortie prévue le 12 octobre). C’est lors du montage d’un documentaire sur la place des femmes dans l’armée ukrainienne (Invisible Battalion d’Alina Gorlova, Svitlana Lishchinska et Iryna Tsilyk, réalisé en 2017 et inédit en France) que le jeune cinéaste a eu l’idée de cette fiction dans laquelle on suit le retour au bercail d’une pilote de drone qui été enlevée, torturée et violée pendant la guerre du Donbass, lorsque l’Ukraine a tenté de récupérer cette région tombée aux mains de séparatistes prorusses.
Au gré d’un montage elliptique et d’effets visuels suggérant une intense déréalisation, Butterfly Vision figure les séquelles laissées par la guerre sur le corps et la psyché des individus. L’extrême violence des images n’a d’égale que la virulence du scénario de Nakonechnyi, qui n’hésite pas à aborder, de front, des sujets assez polémiques. « Le film aborde quelques sujets controversés, comme les exactions qui ont pu être menées par des vétérans après leur retour du front. Ce n’est pas quelque chose qui est mis en avant désormais, car la Russie utilise ces problèmes comme une arme de propagande à notre encontre, mais, il y a peu de temps encore, c’était un sujet de débat important. » Sur les marches, l’équipe du film a déployé une banderole sans équivoque, en forme d’adresse aux censeurs : « Des Russes tuent des Ukrainiens. Trouvez-vous ça offensant et dérangeant de parler de ce génocide ? »
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, Pamfir racontait lui aussi l’histoire d’un retour difficile au foyer, mais laissait la guerre en toile de fond. Premier long de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, le film suit le retour de Pamfir, travailleur détaché, ex-contrebandier et père d’une petite famille vivant dans la partie ouest du pays, assez loin, donc, du Donbass. Chronique des obstacles qui se dressent face à celles et ceux désirant vivre à la campagne aujourd’hui en Ukraine, Pamfir reste toutefois hanté par un climat anxiogène.
Une angoisse généralisée que Sukholytkyy-Sobchuk a su retranscrire par la mise en scène : lors de longs plans-séquences, la caméra tournoie autour des personnages, moins pour entamer une ronde que pour donner l’impression que les corps sont enfermés, cernés, pris au piège d’un œil qui voit tout, qui les surveille. « Si mon film se passe de l’autre côté du pays, près de la frontière avec la Roumanie, on a le sentiment qu’un danger est quand même présent, que quelque chose de grave pourrait arriver à tout moment. » Troublante coïncidence : alors que Pamfir est un contrebandier qui traverse illégalement les frontières, posant un pied en Europe à chaque livraison, la région dans laquelle se déroule le film est aujourd’hui devenue une zone sécurisée ainsi qu’un point de passage pour les réfugiés ukrainiens.
Pamfir © Condor Distribution
Cinéma muet
Outre cette jeune garde, Cannes a aussi accueilli un habitué : Sergeï Loznitsa. De la révolution proeuropéenne dans le documentaire Maïdan (2014), à l’issue de laquelle le gouvernement prorusse de Viktor Ianoukovitch a été destitué, jusqu’au conflit qui en a découlé dans les contrées séparatistes de l’est du pays avec Donbass (2018), farce ultraviolente où, selon lui, « tout était déjà là », le travail de Loznitsa n’a cessé de raconter ce qui se passe en Ukraine depuis dix ans. Cette année, le cinéaste est pourtant venu présenter L’Histoire naturelle de la destruction en Séance spéciale, fugue musicale montrant les dégâts causés par les bombardements alliés sur la population allemande à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est de cette manière, par un détour historique, que Loznitsa a évoqué le conflit en cours. Et c’est par ce même chemin de traverse que la guerre en Ukraine a peut-être trouvé son plus vibrant écho. Avec ce film d’archives sans intertitre ni voix off, Loznitsa nous plonge au cœur d’un enfer aérien par l’entremise d’un montage virtuose, sûr de ce que peut nous transmettre le langage vertigineux des raccords. L’Histoire naturelle de la destruction ne nous donne ni mot ni slogan pour saisir l’horreur de la guerre : ils nous en livre les images.
The Natural History of Destruction
En témoigne la fin du film, centré sur des ruines qui s’étendent à l’horizon et qui évoque les vues aériennes captées au-dessus de Marioupol, ville presque entièrement détruite depuis l’invasion russe. En ravivant, comme Zelensky, le spectre de la Seconde Guerre mondiale, Loznitsa s’est attaché à rappeler que ce qui a court en Ukraine n’a rien d’inédit à l’échelle de l’histoire (quel que soit le camp dans lequel nous nous trouvons), et que c’est aussi pour cette raison que ce qui s’y passe aujourd’hui est insupportable. Saisissant paradoxe : le « nouveau Charlie Chaplin » qu’appelait Zelensky de ses vœux pendant la cérémonie d’ouverture, celui qui sortirait du silence, se trouvait peut-être dans les plis d’un beau film quasi muet.