Albert Serra : « Le côté crépusculaire du pouvoir, ça donne envie d’avoir des images »

Avec « Pacifiction – Tourment sur les îles », Albert Serra (« La Mort de Louis XIV », « Liberté » …) nous revient avec son film le plus libre, fou et aventureux. Un Benoît Magimel comme on ne l’a jamais vu y incarne un Haut-Commissaire de la République Française à Tahiti, complètement déphasé alors que la rumeur d’une reprise des essais nucléaires se propage. On y arpente l’île filmée comme un enfer dédaléen, tout aussi désorientés que le héros. Rencontre avec le fantasque cinéaste catalan.


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Liberté, Pacifiction… Vos héros sont souvent expatriés, ou en tout cas délocalisés. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

Je ne sais pas. C’est vrai que dans Liberté, c’étaient des expat’s un peu frustrés. Là, l’idée, c’était plutôt de nous délocaliser nous, l’équipe de tournage. Je voulais parler de politique, mais de le faire dans un décor fantasmatique. D’habitude, quand on filme le pouvoir, c’est toujours à Paris, Barcelone, Madrid… J’ai pensé que ce serait moins bourgeois, qu’on s’amuserait plus en Polynésie française.

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Vous vous êtes vous-même trouvé désorienté sur les îles ?

Nous, on vient avec notre innocence. En tant que réalisateur je n’ai jamais de préjugé, je travaille avec la matière que je trouve. Je n’ai rien à dire. Au contraire, je veux faire honneur à la potentialité de l’image, à son ambiguïté. J’adore cette idée, qu’on ne sache jamais trop quoi penser exactement. Il n’y a que l’image qui peut faire ça – même la littérature, qui est un art très complexe, n’est pas arrivée à ce degré d’ambivalence : on doit torturer le langage pour aboutir à quelque chose de semblable. Si on embrasse l’image en étant attaché à cette potentialité, c’est génial, tu ne sais jamais si c’est sérieux, c’est moqueur, ou c’est idéologique. L’image quand c’est didactique, ce n’est pas du cinéma, c’est du journalisme.

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Beaucoup de vos précédents films, comme Honor de Cavalleria ou Le Chant des oiseaux, revisitent des grands mythes en les tordant. Là, qu’avez-vous voulu faire de la manière dont notre regard occidental mythifie parfois les îles Polynésiennes, les exotise ?

Je ne sais pas, rien. Plus que le mythe, ce que je cherche c’est de faire des images iconiques. Mais c’est presque sans profondeur. Ce côté exotique, j’aime bien, c’est un peu rêveur, c’est plus fantasmatique que le décor bourgeois dont je te parlais.

On ne sait jamais trop quoi penser de De Roller. Au départ, on le soupçonne de cacher une éventuelle reprise des essais nucléaires aux habitants de l’île. Puis on découvre que lui-même n’est au courant de rien.

On ne sait pas s’il se moque, ou s’il est attaché aux gens. En même temps, il est spontané, c’est ça que j’aime chez lui. C’est très rare de voir un politicien dans cette intimité, et qui en plus exprime des choses un peu folles. Les politiciens sont comme des robots. Leur communication avec les gens, c’est zéro, ils déblatèrent leur programme, tout est politiquement correct, tout est clean. De Roller, lui, il est convivial. Il doit tenir le masque, mais ce n’est pas quelqu’un qui coupe la communication.

« Liberté » d’Albert Serra

Après La Mort de Louis XIV, c’est la deuxième fois que vous filmez la déliquescence du pouvoir. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

C’est le contraste. Si tu fais un documentaire pour nous montrer en quoi les méchants sont les méchants, et pourquoi les innocents sont les innocents, il n’y a plus d’amusement, plus d’intérêt, plus d’inattendu. Le côté crépusculaire du pouvoir, ça donne envie d’avoir des images. Les Damnés de Visconti est une charge contre les Nazis, et en même temps certaines images du pouvoir sont séduisantes. Il y a beaucoup d’ambiguïté là-dedans. Peut-être que dans mon film c’est un peu comme ça. Ce qui m’intéresse, c’est le pouvoir dans le trash contemporain.

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De Roller noue une relation très intrigante avec Shannah, une serveuse qui devient peu à peu son assistante et peut-être plus. Mais si leur histoire a lieu, c’est hors champ.

Oui, c’est une relation esquissée. Mon obsession, c’est de créer des images inédites, avec des atmosphères qu’on n’a jamais rencontrées avant. Par exemple, la scène du dialogue entre Shannah et De Roller sous le porche, quand il lui fait une série de compliments, c’est émouvant de façon bizarre, absurde. Un autre moment comme ça, c’est le monologue dans lequel il compare la politique à une discothèque.

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L’atmosphère de la boîte de nuit dans laquelle De Roller reçoit ses convives a aussi quelque chose d’étrange. Comment avez-vous imaginé ce lieu ?

Pour moi, dans tout le film on est dans une discothèque, même en extérieurs ! Avec tous les sons de l’île, qu’on sent parfois menaçants, la perception de la réalité est comme distordue. L’île est comme une grande boule à facettes de paranoïa.

Cette boîte de nuit s’appelle Le Paradise. Vous avez pensé à l’enfer ?

Non, mais c’est une bonne idée ! En même temps, j’ai quand même un souci de crédibilité, je flirte avec ses limites. On y croit, on n’y croit pas. C’est vrai qu’il y a un côté tendu dans le film. Mais il y a aussi un côté joyeux dans la fabrication, on essaie de se moquer de tout, de ne jamais se prendre au sérieux, de se dire que tout est possible. Cette joie, c’est tout le contraire de ce qu’on voit aujourd’hui au cinéma ou dans les séries, qui sont dans le contrôle. Là, on est dans la totale perte de contrôle.

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Ça s’est manifesté par quoi sur le tournage ?

Il y avait le Covid et c’était l’époque où il fallait s’isoler pendant 10 jours quand on était testés positifs. C’est arrivé à tous les acteurs à l’exception de Magimel, c’est aussi pour ça que l’histoire d’amour entre De Roller et Shannah n’est qu’esquissée. On a dû s’arrêter avec le Covid. Puis est venu le moment du confinement total. Il y avait cette atmosphère de vide, de solitude, on avait toute l’île pour nous, c’était génial. Ça se ressent un peu dans le film. C’est même peut-être son sujet.

Avec Magimel, vous avez travaillé en lui donnant vos directions par oreillette, c’est bien ça ?

Parfois oui, parfois non. Lui, il est tellement doué d’un point de vue technique que j’aime bien le déstabiliser. Quand il prenait trop la confiance avec l’oreillette, je la lui enlevais. Comme ça, il était aussi désorienté que son personnage.

Lors d’une précédente interview, vous nous aviez confié que vous méprisiez les acteurs, que vous leur préfériez les non-professionnels. Depuis, vous avait rejoué La Mort de Louis XIV avec Jean-Pierre Léaud, et cette fois vous tournez avec Benoît Magimel. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Avant eux, tous les acteurs que j’avais rencontré dans ma vie étaient des idiots. Eux, ils sont bien. J’ai aussi fait tourner Helmut Berger, qui est très sympa.

Magimel, pourquoi vous l’avez choisi ?

On connaît un peu sa vie… Il a une ambiguïté en lui. Et, dans le visage, il a ça.

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Quand vous imaginiez son personnage, vous aviez des modèles en tête ?

Pour le scénario, oui, très liés à la littérature. Mais une fois que je tourne le film, je fais avec la matière que j’ai sur place. J’aime être un peu méchant. C’est quelque chose qui m’aide à garder l’innocence. Pour les images, c’est important. Pour garder l’intensité, il faut un peu de tension je trouve.

Comment vous vous débrouillez pour la créer ?

L’abandon, l’incommunication… Il faut savoir créer des moments difficiles, ne pas accompagner les acteurs. C’est difficile parfois. Ça, ça a été une grande leçon de Jean-Pierre Léaud. D’abord, il était un peu âgé, et j’ai un grand respect pour lui. Pas pour sa carrière, mais pour l’homme. Ce n’est pas évident de rentrer en tension avec quelqu’un que tu respectes. Mais il faut le faire, et même le faire encore plus que prévu. Sur le tournage de La Mort de Louis XIV, en plein mois d’octobre, il faisait très froid, et lui ne devait tourner dehors qu’avec une petite veste croisée. Je me suis dit, ce n’est pas possible de lui faire ça, il va mourir sur place. Alors pour éviter de lui faire prendre froid, on a tourné la scène très rapidement. Après le tournage, lui est venu me dire « C’est quoi ça ? On aurait dû sortir plus ! » C’est là que je me suis rendu compte que les acteurs ont un côté maso.

Magimel avait aussi ce côté maso ?

Non, je pense que le seul souci qu’il avait, c’est qu’il ne savait pas dans quelle direction il allait. Il me demandait tout le temps : « Tu as assez de matière ? »

Il y en avait quand même pas mal, de matière, avec 540 heures de rushes.

Et 1276 pages de retranscription de dialogues ! Sans ça, je ne pouvais pas m’y retrouver, j’étais mort. Magimel était très bon dans les premières prises, parce qu’il ne savait pas du tout ce qu’il devait faire. Pour les suivantes, il comprenait vite la situation, c’était moins spontané. Pour le montage, on a regardé les films dans lesquels il a joué avant. À chaque fois que son jeu se rapprochait de ça, c’était out.

Vous vouliez le voir de manière nouvelle ?

Oui, toujours cette obsession de l’image inédite.

Pacifiction. Tourment sur les îles d’Albert Serra, Les Films du Losange (2 h 45), sortie le 9 décembre

Images (c) Les Films du Losange