CANNES 2024 · « Quatre nuits d’un rêveur » de Robert Bresson

On aurait tort de réduire Robert Bresson à un minimalisme froid. Le réalisateur français, multi-primé à Cannes (« Un condamné à mort s’est échappé », « Procès de Jeanne d’arc », « L’Argent ») et décédé en 1999, est l’auteur d’une œuvre brûlante, portée sur la texture des voix et des corps. Variation mélancolique sur les amours déçues, « Quatre nuits d’un rêveur » confirme cette veine intense et romantique. Ce film rare, d’un cinéaste adulé mais discret (13 longs métrages en 40 ans), est présenté à Cannes Classic ce vendredi 19 mai, lors d’une séance exceptionnelle introduite par Paul Schrader.


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« Que ce soit les sentiments qui amènent les événements, et non l’inverse » écrivait Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe, publiées en 1975. L’injonction peut étonner de la part d’un cinéaste souvent qualifié de formaliste. Il suffit de s’abandonner à Quatre nuits d’un rêveur, film longtemps resté invisible malgré sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs en 1971, pour s’apercevoir que la maïeutique bressonienne est, à y regarder de près, une mélodie gorgée d’affects. Inspiré d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), le dixième film de Robert Bresson incarne toute la volupté – au sens moral et esthétique – de son cinéma.

Comme souvent chez lui (Pickpoket et Mouchette, deux grands récits de passion), l’histoire se noue autour d’obsessions amoureuses. Une nuit d’hiver, Jacques (Guillaume des Forêts) empêche une jeune femme inconnue (Isabelle Weingarten) de se jeter dans la Seine. Ils se donnent rendez-vous le soir suivant, sur le lieu de leur rencontre : le mythique Pont-Neuf. Nuits après nuits, Marthe se livre sur le chagrin d’amour qui lui a fait envisager la mort comme douce ; Jacques, peintre dandy d’un autre temps, lui raconte ses douloureuses rêveries romantiques. Bresson saisit alors, à l’aide de flash-backs et d’ellipses, les confidences quotidiennes de ces deux âmes solitaires diluées dans leur époque et dans leur ville.  

LE BLUES DE PARIS 

Dès la séquence d’ouverture, Bresson écorche l’image idyllique de la capitale comme berceau des amants. Ici, la Ville Lumière catalyse la mélancolie de ses personnages. La pénombre brumeuse du Pont-Neuf, l’épaisseur de la nuit parisienne y sont fendues par des enseignes colorées, les lumières indistinctes et floues des bateaux mouches. Rarement la mise en scène dépouillée de Bresson aura tutoyé avant autant de grâce le pointillisme pictural fondé sur une gamme chromatique vive. Cette esthétique de l’évaporation doit beaucoup à Pierre Lhomme, immense chef-opérateur qui signera, deux ans plus tard, les images d’un autre grand film sur la jeunesse désœuvrée : La Maman et la Putain de Jean Eustache, lui-même grand admirateur de Bresson (« Une femme me plaît par exemple parce qu’elle a joué dans un film de Bresson » fait-il dire au personnage joué par Jean-Pierre Léaud).  

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En peintre abstrait, Bresson choisit d’introduire ses acteurs par leur environnement, embrassant les espaces extérieurs, lui qui a si souvent privilégié les huis clos, la verticalité écrasante des portes, le surcadrage (Un condamné à mort s’est échappé en est le paradigme parfait). En inventeur de forme, il s’amuse à créer des rimes visuelles entre les lieux clos et la ville. Ainsi, les toiles multicolores de Jacques, entre abstraction et figuration, ne témoignent pas seulement de son rapport ambigu au monde (choisir de représenter la fantaisie ou le réel ?). Elles se donnent comme un écho aux feux impressionnistes de la ville. Paris n’intéresse Bresson que comme surface émotionnelle.  

FRAGMENTS D’UN DISCOURS AMOUREUX 

Quatre nuits d’un rêveur est un grand film sur la cristallisation amoureuse, au sens stendhalien du terme. Jacques et Marthe fantasment un être idéalisé, comme pour toucher du doigt une perfection chimérique qui donnerait un sens à leur vie. Sans railler ses personnages – sa rigueur janséniste le lui interdit – Bresson dilue dans sa mise en scène des indices de ce monde duplice. Ce n’est pas pour rien si la Seine, avec ses reflets bleutés, est le décor de leurs discussions, miroir déformant où viendront aussi se briser leurs illusions sentimentales. Ce n’est pas pour rien non plus si Bresson, maniaque du découpage, organise un jeu de regards à l’intérieur du cadre entre les personnages, créant du mouvement au sein des plans fixes. Mouvement qui correspond à une ronde instable et cruelle des désirs. Regarder, être regardé, désirer et se découvrir désiré : ici, l’amour est une pulsion scopique, une ritournelle enivrante et dangereuse.  

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Mais les personnages ne sont pas tout à fait dupes des jeux de l’amour et du hasard. C’est l’usage du son – partition aussi importante que l’image pour Bresson – qui nous l’indique. Au lieu de doter Jacques d’une voix-off classique, le réalisateur lui fait enregistrer à voix haute des monologues secs, sur un dictaphone, qu’il réécoute à l’infini. C’est une voix durassienne, comme étrangère à elle-même. Elle met à distance la fièvre de l’émotion, plutôt que de nous immerger dans une psyché tourmentée.  On touche alors à ce singulier exercice bressonien : faire se superposer un affect et son analyse. Chez Bresson, on se dit « Je t’aime » avec une diction blanche, un degré zéro du jeu – mais c’est pour mieux atteindre l’essence d’une émotion ou d’un corps, toucher son intensité.  

LE CORPS, CET OBSCUR OBJET DU DÉSIR 

Cette conscience de l’amour comme mirage, ce romantisme désespéré n’éteint pas l’érotisme du film. Il le nourrit au contraire d’une pulsion de vie souterraine. En témoigne la sensualité d’une scène de nudité, déstabilisante tant elle surgit au milieu d’un grand dépouillement. Sur la chanson lancinante Musseke de l’artiste brésilien Marku Ribas (qui joue le guitariste dans l’orchestre du bateau mouche), Marthe, devant un miroir, ôte sa chemise de nuit. Bresson la filme surtout de dos ou de biais en train de s’observer, à l’aide d’imperceptibles panoramiques haut/bas, dans un clair-obscur qui suggère plus qu’il n’exhibe. Car ce qui se joue ici, ce n’est pas l’intrusion d’un regard extérieur sur ce corps, une effraction voyeuriste, mais bien la découverte, par l’héroïne elle-même, de sa propre lascivité. Soudain, ses mains, ses jambes semblent lui murmurer dans un bruissement de peau qu’elle est un être de plaisir.  

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« La vie ne doit pas être rendue par le recopiage photographique de la vie, mais par les lois secrètes au milieu desquelles on sent se mouvoir les modèles » écrit Bresson dans ses Notes. Ces « modèles », ce sont des comédiens novices choisis par Bresson. Il les épuise au fil de prises interminables pour tarir leur énergie, obtenir d’eux une présence-absence fantomatique. Dans Quatre nuits d’un rêveur, cette dépersonnalisation atone aboutit paradoxalement à une matière très charnelle. L’épiphanie corporelle de Marthe n’a d’égal que les traits impassibles de son visage – manière pour Bresson d’exprimer la solennité presque christique de cette découverte sensible. Le dispositif épuré du cinéaste, loin d’être un exercice de style ou une pose, est toujours l’endroit d’une éclosion. Ainsi, lorsqu’il filme longuement Jacques en train de regarder à travers la fenêtre un hors champ impossible à combler, Bresson nous dit ceci : les visages sont des paysages insondables ; il faut prendre le temps de les parcourir pour percer leurs secrets.