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Anamaria Vartolomei : « Maria reste un mystère pour moi, j’ai eu du mal à l’apprivoiser »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-05-24

Dans le sensible « Maria » de Jessica Palud, qui retrace la vie tourmentée de Maria Schneider, actrice notamment du film « Le Dernier Tango » à Paris (1972), Anamaria Vartolomei se livre à un jeu vertigineux. Elle nous parle de la manière dont elle s’est emparée de ce personnage fêlé, mystérieux, mais aussi des évolutions dans la prise en compte de la parole des actrices sur un plateau de tournage.

Vous connaissiez l’histoire de Maria Schneider avant d’avoir eu vent du projet ?

Son histoire, c’est quoi ? Est-ce que c’est l’histoire du Dernier tango à Paris ou l’histoire de toute sa vie ? Parce que Maria a quand même été résumée à une seule scène [sur le plateau du sulfureux Le Dernier tango à Paris, sorti en 1972, l’acteur Marlon Brando et le réalisateur Bernardo Bertolucci se sont concertés en secret pour imaginer la simulation d’une scène de sodomie avec une motte de beurre. S’il n’y a pas eu pénétration, Maria Schneider, qui ignorait tout de cette scène, a vécu cela comme un viol, ndlr]. On se réfère beaucoup à ça, mais ce n’est qu’une bribe de « son histoire ». Donc oui, j’avais entendu parler du film de Bertolucci, mais il y a toujours eu des versions différentes parce que c’est une scène qui a été très fantasmée. Et Maria n’était pas que ça : elle était aussi une adolescente pudique, timide, une jeune adulte marquée par sa relation toxique avec sa mère, son père…

Vous avez lu le livre de sa cousine, la journaliste et romancière Vanessa Schneider ?

Oui, mais le film est une adaptation libre du livre [Tu t’appelais Maria Schneider, publié en 2018 aux éditions Grasset, ndlr]. Vanessa était complètement admirative de Maria, elle la raconte à travers des yeux d’enfant. Elle vient éclairer des choses sur la manière dont Maria a vécu, son addiction à la drogue, ses tourments, et comment elle était perçue socialement.

Comment avez-vous évité l’hagiographie, une erreur très souvent commise dans les biopics ?

Jessica et moi, on a énormément répété, on s’est beaucoup vues, quasiment tous les jours, pour répéter les scènes qui nous paraissaient un peu compliquées, passer en revue tous les dialogues, essayer de lire entre les lignes, comprendre vraiment la nature de Maria. On voulait se concentrer sur l’essentiel et s’émanciper, se libérer de tous les ornements superflus, l’imitation pure et dure. Moi, j’étais dans une approche comme ça au casting, dans un truc d’imitation, de calque, à l’américaine. Dans les biopics américains, il y a cette volonté de transformation, on se grime, mais je pense que c’est passer à côté de la profondeur du personnage. Bien sûr, j’ai gardé la gestuelle, le phrasé, la démarche même de Maria, qui était très importante parce qu’elle traduisait son envie d’être un peu garçonne, pour qu’on ne l’associe plus à une sensualité, une sexualité qu’on lui aura accordée contre son gré après Le Dernier Tango à Paris. Donc il fallait garder ces choses, sans pour autant être dans un truc superficiel.

Le film pose la question de l’éthique dans la direction des acteurs – en premier lieu des actrices – par les cinéastes, centrale pour le bien-être sur un plateau. Quelle relation avez-vous développée avec Jessica Palud, sur le tournage cette fois ?

C’était très collaboratif. Jessica est très exigeante, mais dans le bon sens du terme : elle sait ce qu’elle veut. Elle aime les acteurs, elle aime diriger, elle aime te voir prendre du plaisir dans le jeu et elle a envie de t’amener à aller au-delà de certaines limites que tu t’étais fixées. C’est fait avec beaucoup de passion. J’ai senti qu’elle avait porté Maria. Elle a rencontré beaucoup de galères, beaucoup de refus au moment de financer le film, parce que les gens ne sont pas prêts à déboulonner des icônes. Mais Jessica aimait Maria, et on le sentait. C’est ça qui était beau.

« J’ai eu du mal à l’apprivoiser, c’est comme si j’essayais de l’approcher mais qu’au final, elle m’échappait. »

Maria Schneider avait des origines roumaines par sa mère. Vous êtes née en Roumanie, que vous avez quittée avec votre famille à l’âge de 6 ans. Est-ce que ce personnage vous a reconnecté avec cette culture ?

C’est marrant parce que ça a vraiment été une coïncidence. Ça avait étonné Vanessa [Schneider, ndlr], qui s’est dit : « Ah bah si en plus elle a des origines roumaines ! » Il s’est passé quelque chose d’assez étrange avec ce personnage, il y a vraiment eu une rencontre, même si je ne pense pas avoir atteint ne serait-ce que 10 % de la lutte qu’elle aura essayé de mener. Et puis elle reste un mystère pour moi. J’ai eu du mal à l’apprivoiser, c’est comme si j’essayais de l’approcher, mais que, finalement, elle m’échappait.

Le film rappelle que Maria Schneider a grandi dans une famille dysfonctionnelle, avec une mère dépressive (incarnée par Marie Gillain) et un père-acteur démissionnaire, absent, égocentrique (joué par Yvan Attal). Quel rôle cette cassure originelle a-t-elle joué selon vous dans son parcours cabossé ? 

C’est primordial d’avoir un socle familial solide, parce que je pense que, quand bien même Maria a vécu ce qu’elle a vécu sur le tournage du Dernier Tango à Paris, si elle avait eu le soutien d’une famille beaucoup plus présente et protectrice, elle aurait pu échapper à la partie la plus tourmentée de sa vie. Personnellement, j’ai une famille qui a toujours été très impliquée dans ma vie d’actrice. Ils ne sont pas du tout du milieu, mais, comme j’ai commencé enfant [dans My Little Princess d’Eva Ionesco, en 2011. Elle avait 12 ans, ndlr], mes parents voulaient s’assurer que je sois protégée. Donc ils étaient présents sur le tournage, pas envahissants, mais rassurants. On met des référents sur un plateau, c’est génial, mais, quand c’est une personne proche, il y a quelque chose de l’ordre de l’intime. Ça peut sauver, et c’est ce dont Maria a manqué. Elle avait 19 ans, c’était trop lourd à porter sur ses seules épaules.

Même si le film ne résume pas sa vie à cette expérience traumatisante vécue sur le plateau du Dernier Tango à Paris, il la restitue avec intelligence. Le point de vue de Maria est valorisé, tout comme les réactions multiples, parfois très humaines, parfois incompréhensibles, des gens sur le plateau…

Il fallait être proche de ce qu’on voit dans le film de Bertolucci mais apporter aussi un axe nouveau pour comprendre qu’on est dans son regard, que le spectateur subisse la chose avec elle. C’est très intelligemment construit dans la mise en scène. Ce que je trouve intéressant, c’est le moment où la caméra se retourne sur l’équipe, montre l’inertie, les regards différents. On voit un réalisateur qui, sans qu’il soit associé à un monstre, est content, satisfait, parce qu’il obtient ce qu’il a voulu. Mais il y a aussi la scripte, dont on sent qu’elle aimerait faire quelque chose, mais qui ne peut rien faire. Et puis il y a d’autres gens qui sont complètement passifs. À l’époque, personne n’osait lever le petit doigt. Pour eux, c’est normal, ils sont prêts à tout donner pour satisfaire celui qui dirige parce qu’ils lui vouent un culte. Il y a quelque chose d’un peu sectaire, une emprise, une surpuissance du génie créatif. C’est un problème de société, on ne pensait pas à la douleur qu’on pouvait infliger à quelqu’un. Heureusement, c’est en train de changer.

Ça n’a pas été trop vertigineux à vivre pour vous ? Quel rapport aviez-vous à la caméra à ce moment-là ? Y avait-il une coordinatrice d’intimité présente sur le plateau ?

C’est bizarre, ce qui s’est passé ce jour-là. Je n’arrivais pas à m’arrêter de pleurer. Je pense qu’inconsciemment j’avais intériorisé la honte, la violence de la scène. Ça m’a dévastée. Quand il a fallu jouer la scène, il y avait la pression de bien réussir. Mais j’étais très entourée, avec Jessica qui s’assurait que Matt [Dillon, qui incarne Marlon Brando, ndlr] et moi, on soit à l’aise. J’avais un partenaire de jeu qui était ultra communicatif, à l’écoute, bienveillant et protecteur. Et oui, on avait une coordinatrice d’intimité, qui était là pour lier tout ça et faire en sorte que l’on soit alignés. On sentait qu’on avait un pouvoir sur la scène. Mais je me suis dit : « Imagine quelqu’un qui n’est pas prêt et se prend ça sur la gueule. » Parce que même s’il n’y a pas eu de pénétration, Maria a imaginé qu’il y en aurait une. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement dans sa tête, mais je sais qu’elle a essayé de continuer, de jouer le personnage jusqu’au bout. Elle aurait pu complètement lâcher l’affaire. Je ne savais pas qu’elle était retournée sur le plateau juste après. On lui fait comprendre que c’est normal. C’est comme si on lui disait : « Ah bon ? Tu t’es fait violer, ma cocotte ? Reviens sur le plateau, on a une scène à finir. »

Est-ce qu’il y a d’autres destins d’actrices qui vous ont marquée ?

elui de Romy Schneider, qui est peut-être mon actrice préférée. Elle utilisait sa vie au service du cinéma, se perdait entre les rôles et la réalité. Dans La Passante du Sans-Souci [Jacques Rouffio, 1982, ndlr], elle venait de perdre son fils [disparu l’été 1981 après un accident, ndlr]. Il y avait quelque chose de sadomaso chez elle ; elle se faisait du mal. Et ça aussi, c’est tragique. Parce que ça aussi, on l’a permis.

Maria de Jessica Palud, Haut et Court (1 h 42), sortie le 19 juin

Image : © Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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