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Cannabis, plongée au cœur du trafic avec Lucie Borleteau
- Marilou Duponchel
- 2016-12-08
Comment en êtes-vous venue à réaliser la série Cannabis ?
Les productrices Tonie Marshall et Véronique Zerdoun avaient vu Fidelio et voulaient me rencontrer. Elles m’ont envoyé les quatre premiers épisodes (écrits par Hamid Hlioua, Clara Bourreau et Virginie Bracque), que j’ai lus d’une traite. Je n’imaginais pas qu’on puisse me proposer la réalisation d’une série. Je suis allée à l’entretien en pensant que je ne serai jamais prise.
Le projet vous a tout de suite accrochée ?
J’ai trouvé les personnages très fins. Ils sont tous ambivalents. Il n’y a pas vraiment de méchants ou de gentils. J’ai aussi aimé le fait que ce soit organisé autour de différents lieux : le Maroc, Marbella en Espagne puis Paris. La banlieue parisienne est seulement une pièce du puzzle. C’est la vraie différence avec une série comme The Wire, dont nous avons évidemment parlé avec les scénaristes. Bien sûr, nous n’avions pas la prétention de faire The Wire à la française mais si l’on cherche des références, autant aller vers le meilleur. Pour Cannabis il y a plus de circulation entre les différents lieux de l’intrigue. La marchandise est un prétexte pour aller de l’Espagne au Maroc en passant par cité de la Roseraie à Villiers.
Y-a-t-il des points communs avec votre film Fidelio ?
Fidelio est très contemplatif, très classique. Mais comme mon film, Cannabis raconte finalement très bien les gens au travail. On suit le trafic de drogue, d’un bout à l’autre de la chaîne.
Vous avez rencontré des dealeurs ou personnes qui connaissent le milieu ?
Sur la partie parisienne, c’était extrêmement documenté. Le créateur de la série, Hamid Hlioua, avait eu des infos à la source, comme on dit. Il a été en contact aussi bien avec des petits trafiquants qu’avec des gens qui sont en haut de l’échelle. C’est une donnée très importante. Pour Fidelio il fallait que les personnages des marins soient crédibles. Pour Cannabis je trouve que c’est un peu pareil. Dans la cité où nous avons tourné, on m’a présenté aux dealers. C’était intéressant de leur demander des choses, même s’il n’y a pas de vérité documentaire absolue sur le sujet.
Aviez-vous des influences en tête après avoir lu le scénario ?
Le premier cinéaste auquel j’ai pensé à la première lecture, c’est David Lynch. D’abord, parce qu’une des seules séries que j’ai vues, c’est la sienne, Twin Peaks. Et puis, lorsque j’ai découvert le méchant de Cannabis, El Feo, je me suis dit que je n’avais pas vu ça depuis les méchants de Lynch. Des méchants totalement monstrueux, mais aussi raffinés.
L’acteur Pedro Casablanc qui joue El Feo, cet impitoyable baron de la drogue espagnol, est assez impressionnant. Il ressemble à un héros de tragédie.
Le personnage d’El Feo, c’était pour moi le diamant noir de la série. C’est un personnage très shakespearien, qu’on n’ose pas écrire dans la fiction française. Il fallait un acteur à la hauteur et qui sache parler trois langues. On est tombé sur Pedro pendant le casting, pour un autre rôle. Il a vraiment un physique particulier.
Une partie de la série se déroule en banlieue parisienne, à Villiers. On sent que Shams, le personnage principal, vend de la drogue parce qu’il n’a pas le choix. Dans votre série, y-a-t-il un discours en filigrane sur le déterminisme social ?
Pour une fois, les personnages au premier plan sont peut-être les oubliés. La série n’est pas ouvertement vindicative pour dire : « Regardez en banlieue comme c’est dur ! ». Le personnage de Shams est un héros très positif. S’il n’avait pas grandi à cet endroit-là, qu’il n’avait pas eu cette proposition-là, il aurait probablement pu embrasser une autre carrière. Mais s’il dit lui-même qu’il a du mal à envisager une autre vie que celle qu’il vit en cité, c’est aussi parce en Espagne, il a vu autre chose, de nouveaux horizons. La dimension sociale et politique est très forte, mais elle apparaît en creux. Ce n’est pas une série militante.
Dans Mafiosa, le personnage principal de la série est une femme de pouvoir qui évolue dans un monde d’homme et qui peu à peu se transforme physiquement, se masculinise. Dans Cannabis, Anna est elle aussi un personnage en pleine ascension qui intègre un milieu très masculin, tout en gardant son apparence. Est-ce que c’était important de préserver la féminité du personnage ?
Oui c’est vraiment le sujet dans Mafiosa. Pour Cannabis c’est très différent. Effectivement, il y a un personnage qui se transforme mais ce n’est pas le sujet principal. Je ne pense pas qu’on soit obligé de la masculiniser pour qu’elle devienne ce qu’elle est. Pour Fidelio c’était aussi un choix très fort : prendre une actrice pas spécialement masculine, jolie. Je trouve que c’est important si on veut être un peu féministe. Ce n’est pas parce qu’on a du pouvoir, et qu’on fait un métier d’homme qu’on est obligé de prendre leurs attributs et même leurs défauts !
Dans Cannabis, la banlieue est un lieu où le trafic s’organise mais pas seulement, c’est aussi et surtout un lieu de vie, dans lequel on voit des enfants, des parents. Il y a une vraie vie de quartier. C’était important pour vous ? C’était important de filmer la banlieue comme faisant partie prenante de la société française. Même s’il s’y passe des choses très dures, on voulait filmer une cité avec de la vie. Le personnage de la grand-mère de Shams, Djemila, c’est le genre de femmes que je peux croiser dans le quartier. Ce sont des femmes très engagées dans la vie publique. Pour nous, le plus important c’était les gens dans la cité. On ne voulait surtout pas montrer la cité comme un lieu complètement sinistré.
Quels sont les films qui, selon vous, montrent le plus justement la banlieue ?
J’étais au collège quand La Haine (de Mathieu Kassovitz, 1995) et Ma 6-T va crack-er (de Jean-François Richet, 1997) sont sortis. C’était fou, on découvrait presque qu’il y avait des banlieues. Sinon j’ai beaucoup aimé Bande de filles (de Céline Sciamma, 2014). Récemment, même si je n’aime pas tout le film, je trouve Divines (d’Houda Benyamina, 2016) très fort. D’ailleurs, le sujet n’est pas tant la banlieue que la jeunesse et l’ambition.
Que pensez-vous de l’appellation « film de banlieue », du fait qu’elle soit cantonnée à un genre ?
C’est ça le problème. La cité où on a tourné est à cinq stations d’ici, on est sur la même ligne de métro. Je trouve ça dommage, et à la fois je comprends pourquoi ça a pu devenir un genre. C’est un microcosme, c’est un lieu très fort où l’on retrouve toutes les tensions de la société dans un petit monde.
Est-ce que Cannabis vous a donné envie d’écrire pour la télé ?
S’il y avait une saison 2 et que je devais en faire la mise en scène, je pense que ça m’amuserait d’intervenir un peu plus tôt au scénario. Mais, sinon, je pense que j’en suis incapable. Déjà écrire un scénario pour moi c’est l’enfer, mais alors une série ! C’est un travail d’orfèvre. Ce que j’ai aimé dans ce projet, c’est le travail de relais. Un film, c’est une œuvre collective. Là, ça l’est encore plus puisqu’il y a un passage de relais à chaque étape.