Il faut dire que la projection avait été épique : des rangées de spectateurs ayant déserté la salle bruyamment dès la première saynète et l’apparition de ladite Ann, nue comme un ver, se frottant mollement l’entrejambe sur son partenaire indifférent. Qu’est-ce qui les avait tant choqués ? La nudité ? La non-conformité de ce corps à des standards intenables ? Sa manière frontale d’aborder la sexualité, et plus particulièrement une sexualité encore un brin tabou, le BDSM, si elle n’est pas emballée dans un écrin érotico-ringard à la Cinquante Nuances de Grey ? Ann est une femme invisible, une New-Yorkaise de 30 ans asservie à la novlangue débilitante d’un bullshit job et soumise jusqu’au-boutiste au lit. Ann ne peut jouir que si on la maltraite et va jusqu’à se nourrir exclusivement de bouffe pour chat.
« La Vie selon Ann » : ovni new-yorkais
En entremêlant scènes de bureau absurdes et scènes de sexe SM perturbantes, Joanna Arnow soulève une question cruciale : l’exploitation capitaliste est-elle la plus perverse des relations sadomasochistes en contaminant même nos fantasmes ? Et si c’était le reflet dérangeant dans le miroir qu’elle nous tendait qui avait poussé tant de spectateurs à fuir ? Une scène en particulier s’est imprimée de manière indélébile. Déguisée en fuck pig (littéralement « cochonne à baiser ») par un nouvel amant, Ann, sous son commandement, se masturbe sur un toit en agitant des clochettes. Le toit au cinéma, de Vertigo à Two Lovers, sert toujours de décor à des scènes décisives. Arnow exploite malicieusement l’ambivalence de sa symbolique : lieu de grandeur, de liberté et d’introspection, mais aussi de désespoir et d’isolement.
Joanna Arnow : « Les corps sont des matériaux très riches cinématographiquement »
Au sommet du monde, New York et sa skyline symbolisant la quintessence du capitalisme, Ann atteint l’acmé de son exploration sexuelle aventureuse, tout en étant au paroxysme d’une solitude radicale. Sa liberté sexuelle se mue en asservissement au système tandis qu’elle atteint le point de bascule du titre original : The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed (« le sentiment que le temps pour faire quelque chose est passé »). Plus qu’un film de niche sur la sexualité atypique d’une femme, La Vie… est un instantané féroce et abrupt de l’aliénation contemporaine.
La Vie selon Ann de Joanna Arnow, Pan (1 h 28), sortie le 8 mai
Image : © Pan Distribution