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Brothers of the Night : un docu onirique sur des prostitués bulgares à Vienne
- Quentin Grosset
- 2017-02-08
Vienne, la nuit. Dans ce bar louche et étroit, camouflé dans un quartier où pourtant tout le monde sort, il faut sonner pour entrer. Derrière la porte, une dizaine de jeunes crâneurs, gel dans les cheveux, jeans ultra serrés et vestes de cuir brillant, se pavanent devant le comptoir pour attirer les clients, des hommes plutôt âgés de la classe populaire viennoise. Quand Patric Chiha, un soir qu’il était en repérages pour un autre film, a débarqué par hasard dans cette tanière mystérieuse, il a été frappé par les silhouettes insolentes qui se détachaient dans l’obscurité et la fumée des cigarettes. « J’ai tout de suite eu envie de savoir qui ils étaient, de filmer leurs visages. Le film pose la question : que vaut mon corps quand je suis jeune ? Pour ces garçons, le corps n’est pas sacré. Ils ne le ménagent pas ; au contraire, ils le brûlent avec les drogues, l’alcool, la danse. » Ces corps, dont le style à la virilité fière et ambiguë a immédiatement interpellé Chiha pour sa cinégénie, ne sont jamais objectivés ou exotisés. Son regard est plutôt dans le registre de l’idéalisation. Il a vu en eux de vrais héros de cinéma. C’est pourquoi il leur a proposé un jeu étrange : faire un film ensemble. « Au début, ils ne comprenaient pas très bien ce que je voulais. Moi non plus d’ailleurs. On a passé un an ensemble. On a bu, fumé, joué au billard. Ils ont progressivement senti que je n’était pas un chasseur de vérité, que je n’avais rien à leur voler. Ils étaient d’accord pour tourner, à condition que le résultat ressemble vraiment à un film de fiction. Et qu’ils soient beaux à l’écran.»
LA NUIT ON MENT
Les jeunes hommes qu’il a filmés exagèrent tout le temps, friment sans s’excuser. C’est avant tout cette tendance à se mettre en scène que le cinéaste voulait recueillir. Et c’est pour cela que le documentaire de Chiha tire autant vers la fiction : le cinéaste les a toujours encouragés à se raconter comme ils le voulaient (puisqu’ils s’expriment entre eux dans une langue mêlant romani, bulgare, turc et dialecte viennois, le réalisateur ne comprenant de toute façon pas ce qu’ils disaient au moment du tournage) et s’ils le voulaient (ils étaient payés pour leur présence sur le plateau, qu’ils soient filmés ou pas). D’où un dispositif qui met la parole au centre: il ne s’agit pas de filmer des passes (bien que les garçons l’aient proposé à Chiha) mais de les écouter raconter comment ils vivent la prostitution. De fait, en plus des séquences durant lesquelles le cinéaste les a suivis dans leur environnement (le bar où ils travaillent, l’appartement insalubre qu’ils partagent à dix, la boîte de nuit qu’ils fréquentent tous les vendredis), la production a loué des espaces de jeu très stylisés qui servaient d’ateliers d’improvisation. Pendant ces séances, les protagonistes parlent de leur part d’ombre avec innocence, malice ou mélancolie. Y sont évoqués les passes, l’exil, les familles restées au pays. Mais le film transcende la chronique du tapin ordinaire. À l’écran, ce sont leurs fantasmes et ceux du réalisateur qui se mêlent dans des bas-fonds brumeux où jaillissent de sublimes jeux de lumière. Les fétiches convoqués (la moto, le bonnet de marin, le tatouage…) nous renvoient à de vieilles légendes, aux films de Kenneth Anger ou aux dessins de Tom of Finland, à une imagerie gay old school, limite cliché mais toujours sulfureuse, qui exalte avec lyrisme une marginalité fascinante. La nuit on ment. Alors pourquoi ne pas se parer ou se farder comme des vieux mythes toujours incandescents ?
de Patric Chiha
Épicentre Films (1 h 28)
Sortie le 8 février