Le cinéma d’Ari Aster en 3 motifs  

En 3 films seulement, le chouchou du cinéma d’horreur américain a imposé un style cruel et vénéneux – et nous prouve, avec son dernier long « Beau is Afraid », qu’il maîtrise aussi la comédie grinçante. Retour, en 3 motifs, sur la « recette » Aster.


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LA MÈRE 

À la recherche de la mère perdue. Les trois films d’Ari Aster pourraient être rebaptisés ainsi, tant ils évoluent entre deux points cardinaux : la filiation impossible et la mémoire maternelle. Qu’elle soit absente – dans Midsommar -, omnipotente et castratrice – Beau is Afraid -, catalyseur de tous les tabous sur des générations – Hérédité – la maman est la reine (ou la sorcière) du cinéma d’Ari Aster. Pour l’héroïne de Midsommar (Florence Pugh), fille endeuillée suite à une tragédie familiale que le film nous révèle lors d’un plan-séquence d’ouverture glacial, digne d’un David Fincher, la disparition maternelle ouvre à une forme de lucidité.  

« Beau is Afraid » d’Ari Aster : Allô maman bobo

Traînée par son petit copain dans une tribu suédoise aux rites ancestraux, Dani sent rapidement que ces « vacances » vont tourner au bad trip, car la perte béante de sa famille a ouvert en elle un instinct pour la mort, le drame. Au point que l’orpheline deviendra la nouvelle « mère » de cette communauté païenne… Au contraire, dans Hérédité, la matriarche disparue est l’objet d’un impensé, d’un refoulé. On ne la verra d’ailleurs qu’à travers des photographies, des coupures de presse. C’est une image terrifiante rejetée hors champ pour le spectateur, et par sa fille (Toni Collette), elle-même mère au foyer – les poupées russes, c’est un autre motif fétiche d’Ari Aster, on y reviendra. Egalité oblige, les pères aussi en prennent pour leur grade – réduit à un géniteur décédé dans des circonstances pathétiques (Beau is Afraid), impuissant et léthargique face au délitement de sa famille (Hérédité)… Ce qui nous fait dire, et c’est notre point suivant, que la famille en général est frappée d’une malédiction chez Ari Aster.  

LA MALÉDICTION  

« J’ai toujours vu la famille comme cette espèce de trou noir dont on ne peut s’échapper et qui nous consume. Même si l’on parvient à s’en extraire, elle continue de nous hanter, de nous poursuivre » nous a confié Ari Aster en 2022. Ici, le mauvais œil ne toque pas à la porte comme dans un home invasion. La menace est endogène, insidieusement installée depuis des générations. Et d’autant plus difficile à démasquer qu’elle prend le visage de la normalité. Dans Hérédité, la série de malheurs qui s’abat sur la famille Graham trouve sa source dans des détraquements psychologiques.  

« Hérédité » d’Ari Aster : maudite lignée

Mais cet atavisme ronge la mise en scène de l’intérieur, discrètement, dans la plus grande quotidienneté. A force de lenteurs, de plans séquences hiératiques montrant des repas de famille silencieux, le film décroche de l’horreur pour s’arrimer à la tristesse infinie de son personnage féminin endeuillé. Une façon de nous dire que souvent, le leg n’est pas tant un poids qu’un manque, qu’il pèse non pas pour ce qu’il laisse, mais pour ce qu’il laisse en suspens. Dans Beau is Afraid, la malédiction prend une forme plus littérale et perfide : la mère de Beau (Patti LuPone) empêche son fils de grandir en lui vendant un mensonge œdipien dont on ne dévoilera rien, si ce n’est qu’elle concerne la mort et le sexe. Enfin, la structure entière du film, conçue comme un voyage sans fin, obéit à la logique de la fatalité. Quoiqu’il entreprenne dans sa fuite, Beau est condamné à ne pas atteindre sa destination, à ressasser ses angoisses.  

Ari Aster : « J’ai toujours vu la famille comme une espèce de trou noir »

LA MAISON

Home sweet home. Les personnages d’Ari Aster cherchent souvent à rentrer chez eux. Dani dans Midsommar veut fuir le cagnard assommant de la Suède, Joaquin Phoenix dans Beau is Afraid tente de récupérer son appartement miteux qu’une bande de junkies squatte – Ari Aster filme avec une mécanique impitoyable son fameux « vol de clé », celui qui l’empêchera de prendre l’avion et scellera le début de son enfer. L’enfer, c’est donc le monde extérieur, sa brutalité et sa crasse. La première partie de Beau is Afraid, avec ses hordes de zombies-criminels, ses coups de feu, ses murs taggués d’aphorismes apocalyptiques, est une parabole de fin du monde. Ou plutôt un monde devenu littéralement inhabitable, sans chez soi où se réfugier. Dans Midsommar, le boys club américain, qui débarque dans la tribu suédoise pour mater ses rituels avec un voyeurisme indécent, comprendra trop tard qu’ils n’étaient pas chez eux… Et qu’une culture, c’est comme un foyer : il faut la respecter pour s’y faire accepter.  

« Midsommar » d’Ari Aster : cagnard sous le soleil

Un deuxième mouvement, de repli cette fois-ci, traverse le cinéma d’Ari Aster : la claustrophobie. Dans Hérédité, le personnage de Toni Collette fabrique des maisons de poupée bourrées de détails, qui forment des répliques de son propre monde. Au milieu d’une maison de retraite, d’un manoir familial, se baladent, comme des pantins, des figures à l’effigie des membres de sa famille. Pour cette grande control freak, cet exercice de sublimation et de poupées russes est un moyen de barricader – illusoirement – son foyer, d’en faire un noyau intouchable et renfermé sur lui-même. Pour nous, spectateur, il agit surtout comme une métaphore de la duplicité de cette famille qui cache difficilement ses déviances.

Beau is Afraid d’Ari Aster, 2h58, ARP Sélection, sortie le 26 avril