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Apichatpong Weerasethakul imagine l’avenir du cinéma dans un essai
- Léa André-Sarreau
- 2020-05-05
Dans ce texte digne des meilleurs fables classiques, le réalisateur thaïlandais imagine un monde post-confinement où les spectateurs, familiarisés avec la lenteur, entraînés à porter un regard réaliste sur le monde, réclameraient un cinéma plus radical et audacieux.
Dans ce texte digne des meilleurs fables classiques, le réalisateur thaïlandais imagine un monde post-confinement où les spectateurs, familiarisés avec la lenteur, entraînés à porter un regard réaliste sur le monde, réclameraient un cinéma plus radical et audacieux.
Cette période de quarantaine a vu naître un exercice littéraire à part entière, dans lequel s’exprime à la fois les angoisses et les horizons d’espoir des artistes : le journal de confinement. Il y a un mois, Pedro Almodóvar publiait des pages nostalgiques, (à relire juste ici) assailli par l’insomnie et les souvenirs du passé tout en évoquant par bribes les réminiscences cinéphiles que cette crise faisait remonter en lui (« Cette situation généralisée et virale semble directement sortie d’une science-fiction des années 50, en pleine Guerre froide »). Autre son de cloche pour le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, génie de la lenteur et de l’onirisme fantastique – dont le premier film international Memoria porté par Tilda Swinton et Jeanne Balibar est très attendu-, qui a plutôt choisi d’évoquer pour Film Krant la façon dont le 7e art, très affecté économiquement suite à la fermeture des salles, pourrait trouver dans cette pandémie une source de renouvellement.
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Fidèle à à son art de la métaphore, le réalisateur examine le rapport au temps dilaté et d’incertitude qu’induit l’enfermement (« Un film est en soi un voyage. Il nous conduit vers différents points dramatiques. Contrairement à un film, la destination de ce voyage Covid-19 est vague. Contrairement à un road trip, nous ne bougeons pas ») avant d’expliquer que les spectateurs ne seront plus mêmes, davantage sensibles au moment présent : « Ils peuvent désormais fixer certaines choses pendant longtemps, s’épanouir dans une conscience totale. Après avoir vaincu le virus, lorsque l’industrie du cinéma se sera réveillée de sa stupeur, ce nouveau groupe, en tant que spectateurs, ne voudra pas faire le même vieux voyage cinématographique. Les gens ont appris à maîtriser l’art de l’observation : celle de leurs voisins, des toits, des écrans d’ordinateur. Ils se sont entraînés grâce à d’innombrables appels vidéo avec des amis, grâce à des dîners de groupe captés dans un angle de caméra continu. Ils ont besoin d’un cinéma qui soit plus proche de la vie réelle, en temps réel. » Avant que son récit futuriste finisse par rejoindre malicieusement les origines du cinéma muet, à travers une allusion au film des Frères Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895) : « Un train s’approche de la gare. Sa locomotive sort du cadre à gauche. Les gens sur le quai saluent les passagers en descendant. Le plan dure 50 secondes. »
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La théorie d’Apichatpong Weerasethakul surprend agréablement par son optimisme. Dans son mode post-quarantaine, les spectateurs se précipitent pour voir des oeuvres internationales exigeantes, mal-aimées ou trop oubliées, qui trouvent aujourd’hui tout leur sens dans une société qui a réappris le goût de la contemplation, voire de l’ennui. « Ils s’initieront alors aux films de Béla Tarr, Tsai Ming-Liang, Lucrecia Martel, peut-être même Apichatpong et Pedro Costa, entre autres. Pendant un certain temps, ces obscurs cinéastes deviendront millionnaires grâce à une déferlante de ventes de billets. Ils acquièrent de nouvelles lunettes de soleil, sont entourés de gardes de sécurité. Ils achètent des hôtels particuliers, des voitures, des usines de cigarettes et cesseraient de faire des films », imagine non sans ironie le cinéaste.
Un monde à l’envers sans doute trop idéaliste qui tournerait vite à la dystopie, à la dictature de l’image unique.« Mais bientôt, le public accusera ce cinéma lent d’être trop rapide. Des pancartes de protestation apparaissent : « Nous demandons zéro intrigue, pas de mouvement de caméra, pas de montage, pas de musique, rien. » poursuit-il. Pour se persuader du talent stylistique d’Apichatpong Weerasethakul, qui n’est pas seulement un plasticien, un expérimentateur de formes hors pair mais aussi un conteur subtil, on vous laisse découvrir ce récit qui évoque aussi les effets de la routine, exacerbant « la vulnérabilité de notre esprit et de notre corps », nous rendant « conscients de nos horloges internes et externes », ainsi que la dilatation temporelle dilaté l’incertitude créée par l’enfermement (« Un film est en soi un voyage. Il nous conduit vers différents points dramatiques. Contrairement à un film, la destination de ce voyage Covid-19 est vague. Contrairement à un road trip, nous ne bougeons pas »).
Image: Copyright Pyramide Distribution